Randall James pouvait
se targuer d’avoir vécu une carrière exceptionnelle.
Dès son plus jeune
âge, il s’était voué corps et âme à sa passion, la prestidigitation. Adolescent,
il donnait déjà des spectacles de calibre professionnel. Ses tours d’évasion et
de passe-passe étaient certes appréciés du public, mais c’était sans conteste
ses numéros de mentalisme à couper le souffle qui lui avaient valu son nom de
scène : Randall l’inimitable.
L’idée qu’un homme
puisse lire le passé, le futur ou les pensées des spectateurs frappait l’imagination
plus que tout le reste de ses prouesses. Les hommes et les femmes qui venaient
le voir n’auraient jamais remis en question le fait que tous ses autres tours s’appuyaient
sur des trucs et des illusions; pourtant, leur esprit critique était plus
enclin à se mettait en veilleuse lorsqu’il jouait au devin ou au télépathe.
Il aurait pu demeurer Randall
l’inimitable jusqu’à la fin de sa carrière, mais celle-ci prit un virage
inattendu suite à son conflit public avec Yoha Geiger.
Geiger était un
magicien talentueux que Randall aurait sans doute admiré s’il n’avait pas
soutenu détenir de réels pouvoirs surnaturels. Il prétendait parler avec des
anges ou être capable d’imprimer sur pellicule photo des images de l’au-delà,
en plus de tordre de menus objets en les effleurant à peine, ce qu’il disait
être l’effet de son magnétisme personnel. Sur scène, Randall aurait applaudi
comme le reste de l’assistance, mais ses prétentions faisaient que Geiger était
considéré comme un gourou par un nombre grandissant de fans qui voyaient en lui
une preuve définitive de l’existence du surnaturel.
Agacé par ce qu’il
percevait comme une dérive dangereuse, Randall décida de le piéger. Avec la
complicité de l’équipe de production d’une émission télévisée, il confronta
Geiger à chaud, devant les caméras, en le forçant à utiliser des objets neufs
plutôt que son propre matériel pour exercer son soi-disant magnétisme. Geiger s’était
défilé, prétextant de mauvaises vibrations dans l’atmosphère. Randall avait produit
les mêmes effets qui avaient fait la notoriété de Geiger, en utilisant ses
propres trucs, démontrant du coup qu’ils pouvaient être expliqués sans intervention
paranormale. Malgré sa perte de face publique, le charlatan ne s’était pas récusé.
Au contraire, il avait attaqué Randall en cour pour atteinte à la réputation.
Leur conflit par
médias interposé contribua à donner à Randall la réputation d’être la voix du
scepticisme et de la raison face à l’inexpliqué et au surnaturel… Et aux prétentions
des charlatans.
Sa démarche tournait
autour de principes tout simples : dans un premier temps, il tentait, avec
son œil de prestidigitateur chevronné, de trouver le truc; dans un deuxième
temps, il mettait sur pied un protocole expérimental capable de mesurer
objectivement la performance du candidat, en empêchant toute manipulation ou
ingérence de sa part. L’idée était que, si le candidat obtenait les résultats
attendus, ceux-ci offriraient une preuve mesurable de l’existence du
surnaturel.
Des dizaines de
candidats s’étaient avancés au fil des années, des psychiques, des
télévangélistes, des astrologues, des voyants, des guérisseurs. Aucun n’avait
obtenu de résultat significatif.
La plupart se
dérobaient au moment de négocier le protocole qui devait être appliqué tout au
long de la démarche. Certains s’indignaient qu’on les contraigne de telle ou
telle manière, mais Randall savait flairer les pistes de tricheries que les
candidats étaient susceptibles d’utiliser. D’autres s’engageaient dans le
processus de bonne foi; ceux-là semblaient toujours surpris d’échouer les mises
à l’épreuve, même lorsqu’on leur donnait une seconde chance.
À sa retraite, Randall
avait créé une fondation à son nom, dont l’objectif premier était de promouvoir
la rationalité scientifique et le scepticisme. Il lui avait remis un million de
dollars, un magot qui pouvait être empoché par quiconque passait son test et
démontrait de façon non équivoque l’existence du surnaturel. Les sceptiques de
l’époque avaient salué son geste audacieux. Si
tu dis la vérité, pouvait-on dire à quiconque s’affichait comme possesseurs
de facultés surnaturelles, démontre-le au
monde entier une fois pour toute. Et deviens riche en même temps! Dans la
même logique, l’idée qu’un tel défi ait existé pendant toutes ces années sans
que personne ne l’ait relevé, malgré la récompense alléchante, portait à croire
que le paranormal relevait de l’imposture ou de la superstition.
Maintenant dirigée par
une équipe de sceptiques chevronnés, la Fondation Randall James fonctionnait à
peu près sans lui. Il continuait à s’informer des affaires courantes, il assistait
aux réunions les plus importantes, on le consultait parfois, mais c’était à peu
près tout. C’était bien ainsi : il avait confiance dans le fait que l’organisme
continuerait son œuvre longtemps après sa mort.
Fier de l’héritage qu’il
avait préparé toute sa vie durant, il pouvait maintenant se permettre de couler
des jours heureux dans sa grande maison de campagne. À quatre-vingt-sept ans, l’âge
lui avait enlevé une part de sa mobilité, mais il lui avait laissé ce qu’il
avait de plus cher : son regard affûté, son esprit vif, son sens de l’humour.
Il aimait commencer sa
journée sur la véranda, en regardant les oiseaux piailler autour des mangeoires
qu’il leur avait fait installer dans sa cour arrière.
Un matin, Matthew vint
le rejoindre, une tasse de café dans chaque main, le courrier du jour sous le
bras. Il déposa le tout sur ta table, embrassa le front de Randall, et s’assit
à ses côté.
« Je viens de parler à Judy », dit-il.
« Tout va bien du côté
de la Fondation?
— Bien entendu. En
fait, elle a reçu une candidature qui se démarque.
— Ah! La première
depuis quoi, un an?
— Un peu plus. Quinze
mois : le guérisseur aux cristaux.
— Oui, je me souviens.
Et celui-là? Fraud or fool? » L’expérience
lui avait appris que ces deux options couvraient la quasi-totalité des
applications : soit la personne était de nature frauduleuse – fraud –, prête à tout pour empocher le
million; soit elle se trouvait quelque part entre le délire et l’idiotie – fool –, convaincue de la réalité de ses
capacités, souvent justifiées jusque-là par la crédulité de son entourage et
une bonne dose d’effet placebo.
« Dur à dire,
dans ce cas-là », dit Matthew en portant la tasse à ses lèvres.
— Qu’est-ce qu’il
prévoit démontrer?
— Perception
extra-sensorielle. Il se dit capable de détecter précisément la position d’un animal
dans l’espace.
— N’importe quel
animal?
— Non, un seul. Sa
corneille apprivoisée. »
Randall haussa les
épaules. « Je ne vois pas ce que dossier-là a de spécial…
— C’est au niveau du
protocole suggéré…
— Ah oui?
— Tiens-toi
bien : il a dit qu’il se soumettrait à toutes nos contraintes.
— Toutes?
— Oui. Et il vise un
taux de réussite de 100%. Il nous demande d’être aussi stricts que possible, et
qu’il n’a pas besoin de connaître le protocole à l’avance »
Fool, donc. « Ça, c’est une première! Ce garçon a de l’ambition! »
Matthew ricana. « Comment explique-t-il ses capacités?
— En fait, c’est cet
aspect qui est le plus intéressant. C’est un ancien journaliste d’enquête de La
Cité. Il dit avoir infiltré une sorte de société hermétique. Si j’ai bien
compris, il est en train de préparer un documentaire là-dessus.
— Ce serait de la
bonne pub pour nous. Mais est-ce que l’émission va être diffusée quand même s’il
échoue?
— Je ne sais pas. Je
peux demander à Judy de s’informer. Oh, j’oubliais : il n’a qu’une seule
condition : s’il réussit à relever le défi, il veut pouvoir décider quand
et comment nous allons annoncer son succès. Je devine qu’il veut en faire un
élément de son documentaire.
— Tu as sans doute
raison.
— Alors, est-ce qu’on
le prend? »
Sa condition n’en
était pas vraiment une, vu qu’il allait nécessairement échouer. « Qu’est-ce
que Judy en pense?
—Pour elle, c’est feu
vert.
— Je pense comme elle.
Au fait, comment il s’appelle, ton journaliste? »
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