De l’autre côté de la
rivière, Timothée pouvait entrevoir deux silhouettes. Des rideaux de pluie
balayaient l’atmosphère dans toutes les directions, ce qui jouait à son
avantage : même si les Seize avaient planqué un tireur d’élite, il ne
pourrait rien faire dans ces conditions.
À cette distance du
Cercle, sa connexion avec Aizalyasni avait perdu sa limpidité. En temps normal,
leur lien ne se bornait pas à une communication télépathique : ils étaient
ni plus ni moins qu’une seule et même personne. C’était la première fois depuis
une éternité que Timothée retrouvait son individualité; l’expérience était
presque déroutante. Il recevait les pensées d’Aizalyasni avec la clarté d’une
station de radio mal syntonisée, jouant dans la pièce d’à-côté… Percevoir autre
chose que ses idées les plus dominantes ou ses émotions les plus vives lui
demandait un effort d’attention.
Ils avaient convenu qu’elle
resterait au Terminus durant la rencontre. Elle aurait été tout aussi capable
que Tim de parler au nom des leurs, mais vu qu’elle qui portait leur bébé, cette
toute petite présence à peine perceptible dans son ventre, choisir Tim avait
été une évidence.
« Tout le monde
est prêt. Vous pouvez y aller », dit la voix de Tobin dans par le
walkie-talkie à la ceinture de Tim. Il s’engagea sur le pont ferroviaire. Même
si la voie était plutôt large, les bourrasques qui venaient le fouetter de temps
en temps lui donnaient l’impression qu’il suffirait de peu pour l’envoyer
virevolter dans la rivière.
Il s’approcha des
silhouettes en passant en revue les instructions griffonnées par la poupée. Ce
n’est qu’à une dizaine de mètres qu’il réussit à distinguer les traits des
envoyés des Seize. À sa droite, un homme aux longs cheveux foncés, attachés en
queue de cheval lissée par la pluie. À sa gauche, une femme aussi grande que
Tim tirait son capuchon vers l’avant en un vain effort pour se soustraire aux
intempéries.
« Vous êtes…
beaux », laissa échapper Timothée, époustouflé. Son entrée en matière les
fit sourire. Devinaient-ils que son commentaire ne portait pas sur leur
apparence extérieure? Il commentait sur ce que sa proximité avait révélé de
leurs esprits.
L’homme radiait une incroyable
confiance en lui, une confiance non pas faite de mépris ou d’arrogance, mais d’une
compréhension lucide de ses capacités, maintes et maintes fois démontrées. Il
était impressionnant, il en était conscient… Et il avait raison.
La femme, quant à elle,
était bien plus sereine que Tricane ne l’avait jamais été. Pleine d’amour et de
compassion, de volonté et d’intelligence… Elle était parfaite.
Timothée n’avait
jamais vu d’esprits comparables à ces deux-là, ou même imaginé que de tels
individus puissent exister. Même s’il ne pouvait pas lire leurs pensées
précises, rien n’indiquait qu’ils aient trempé dans l’enlèvement de Martin. Il
fut d’entrée de jeu convaincu qu’ils étaient dignes de confiance. « Je
suis Daniel Olson, l’un des Seize. Mon auxiliaire, Pénélope Vasquez, est une
adepte confirmée.
— Je suis Timothée
Lacombe. » Devait-il décliner un titre? À défaut d’en inventer un, il
s’abstint. « Enchanté de faire votre connaissance.
— Je vous remercie
d’avoir accepté cette rencontre. Tu es venu seul?
— Je ne suis jamais
seul », répondit-il.
« Je résume la
situation telle que nous la comprenons », dit Olson. « Tricane a été
l’objet d’une censure pour avoir pratiqué notre art publiquement. Elle a
agressé un Maître et ses adeptes alors qu’ils veillaient à faire respecter les
cinq principes de la grande trêve. Reconnaissez-vous ces faits? »
Timothée pinça les
lèvres en espérant que son effroi ne transparaisse pas. Personne ne l’avait mis
au courant de ces événements. Faute de mieux, il se rabattit sur les mots
écrits par Maya, espérant qu’ils satisfassent Olson. « Tricane s’est
bornée à donner des conseils à tous ceux qui en demandaient. C’est sa sagesse
qui lui a donné sa réputation de faiseuse de miracles.
— À ce qu’il paraît,
elle guérissait des non-initiés… »
Sans le réaliser,
Timothée toucha son flanc, là où les balles avaient percé Aizalyasni.
« Qu’importe ce que Tricane a fait! Elle est morte. Nous ne devrions pas
être considérés comme des criminels en raison d’actes que quelqu’un d’autre a
commis, à l’encontre de règlements que nous ne connaissons pas.
— Très bien »,
dit Olson. « Parlons de vous, alors. Que voulez-vous, au juste? »
C’est Aizalyasni qui
lui souffla la réponse. « La santé, la sécurité et la prospérité pour les
nôtres.
— Pourquoi avez-vous
ouvert une nouvelle zone radiesthésique? »
Les écrits de Maya
l’avaient préparé à cette question. « Nous avons senti qu’un procédé gigantesque
était en cours d’exécution. Nous avons agi sur le coup, sans comprendre ce que
vous tentiez de votre côté. Nous nous sommes préparés au pire…
— Une nouvelle crise
des missiles, en quelque sorte », suggéra la femme. « Pourriez-vous
refermer ce Cercle?
— La vraie question
serait plutôt : voulons-nous le refermer? Je ne vois pas de raison de le
faire.
— Selon nos
traditions, vous pourriez nous offrir deux faveurs en échange d’une trêve.
Celle-là serait…
— Et pourquoi pas le
contraire? », objecta Timothée. « Pourquoi pas nous offrir deux faveurs contre une trêve?
Olson haussa un
sourcil. « Not gonna happen »,
dit-il d’un ton sec.
Avait-il commis un
faux pas, simplement en osant revendiquer? Une nouvelle pensée d’Aizalyasni
flotta jusqu'à son cerveau. Il la relaya telle quelle. « Si nous visons
une relation basée sur une confiance mutuelle, peut-être que la solution serait
d’échanger deux faveur contre deux faveurs, une trêve contre une trêve… »
Olson consulta Vasquez
du regard. « Une relation basée sur la confiance », répéta Pénélope.
« Quelles faveurs avez-vous en tête? »
Ne dis rien tout de suite!, intima Aizalyasni, mais Timothée
s’était déjà lancé. « Premièrement, nous voulons que vous reconnaissiez
notre statut d’adeptes, avec tous les privilèges que cela implique.
— Mmm », grogna
Olson. « Ce serait envisageable, à condition que vous respectiez les cinq
principes de la grande trêve, comme le ferait n’importe quel initié. »
Maya avait spécifié
que la paix ne serait pas possible sans l’adoption de ces principes. S’ils
demandaient une faveur en échange de quelque chose qu’il leur concédait d’office,
c’était un bon point pour Timothée. Il hocha la tête. « Quelle faveur
demandez-vous en retour?
— Je répète la
question de Pénélope… Seriez-vous capables de ramener l’énergie des Cercles à
un niveau qui ne serait pas menaçant pour nos procédés?
— Oui », dit
Timothée.
« Tant mieux.
Alors ce sera notre première faveur. Quelle est votre seconde?
— L’un des nôtres a
été enlevé. Nous avons besoin d’aide pour le retrouver… »
Olson réfléchit un
instant. « Accepterais-tu de me devoir une faveur, à titre personnel, si pour
ma part je prends personnellement la responsabilité de cette demande? »
Timothée dit « Oui »
sans hésiter pendant qu’Aizalyasni émettait Non,
non, non! Tu viens de lui donner un
chèque en blanc! C’était étrange de tomber si vite dans ces divergences d’opinion
et ces chicanes qui avaient été impossibles depuis la fusion de leurs esprits… Comment
les couples normaux faisaient-ils pour s’entendre? Il ignora ses récriminations,
convaincu qu’Olson était digne de confiance. Pouvait-il en dire autant des
autres Maîtres?
Timothée tendit la
main à Olson, qui la prit dans sa poigne solide. « Nous sommes donc maintenant
en trêve. Que dirais-tu de trouver un endroit au sec pour poursuivre la
discussion? » Timothée acquiesça. « Je ne serai pas fâché de voir l’énergie
des Cercles diminuer au point où ce damné rituel n’aura plus raison d’être… J’ai
assez vu de pluie pour une vie entière.
— Je ne serai pas fâché
non plus », avoua Timothée. « On n’a pas vu le printemps passer, avec
ce temps de merde…
— Avec un peu de
chance, l’été sera meilleur », conclut Pénélope.
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