Philippe Gauss avait
toujours travaillé fort pour atteindre le succès.
Déjà, durant ses
études, son assiduité lui avait valu l’obtention d’une bourse d’excellence. Alors
que les années universitaires étaient pour plusieurs l’occasion de socialiser
et de s’éclater, Philippe s’était pour sa part tenu loin de ces choses qui
intéressaient tant ses pairs – l’alcool, le sport et les filles. Il méprisait ceux
qui avaient choisi de s’investir dans pareilles superficialités alors qu’il
maintenait sans relâche le cap sur ses priorités.
Le temps lui avait
donné raison : il obtint l’une des plus hautes notes de sa promotion. Mais
surtout, quelques années plus tard, il s’était trouvé à la tête d’une entreprise
qui jonglait déjà avec des chiffres d’affaire dépassant le million. Pendant ce
temps, ses pairs en étaient pour la plupart encore à plancher dans des positions
subalternes, ou à supplier pour avoir le droit de faire le café pour des gens
comme lui…
Son entreprise lui
avait donné fortune et prestige, mais il ne s’était jamais attendu à y trouver aussi
l’amour.
Suzie Legrand avait
été d’abord engagée comme réceptionniste. En principe, Philippe aurait dû se
juger supérieur à elle en toute chose. Elle avait toutefois la beauté d’un ange
et l’élégance d’une actrice de l’âge d’or d’Hollywood : il se retrouvait
réduit à l’état d’idiot bafouillant et rougissant chaque fois qu’il tentait d’établir
une conversation avec elle. Vu qu’il échouait sans cesse à communiquer par la
parole ce qu’elle lui inspirait, il se mit à la couvrir de cadeaux.
Suzie n’avait qu’un
diplôme d’études secondaire qui la destinait à occuper des emplois peu payants.
Avait-elle vu le fait de tomber dans l’œil du patron comme une chance à saisir
pour échapper à son destin? Fut-elle réellement impressionnée par ses
attentions? Philippe l’ignorait toujours. Il n’avait jamais été très fort pour
décoder les émotions et les pensées des autres. Une chose était certaine :
quelles que soient ses raisons, Suzie l’avait apprécié assez pour accepter sa
demande en mariage.
Durant les années
suivantes, il découvrit que la réceptionniste cachait une adjointe d’une
efficacité étonnante. L’expansion remarquable de son entreprise après la
promotion de Suzie témoignait de sa capacité à réaliser les intentions de
Philippe mieux qu’il aurait pu le faire lui-même.
La venue du petit
Alexandre transforma Suzie, et leur relation… Elle cessa d’être sa complice pour
se tourner entièrement vers son bébé. Son congé de maternité s’allongea, et s’allongea
encore, jusqu’à ce qu’il devienne évident que Suzie ne reviendrait jamais travailler
pour l’entreprise.
Philippe n’avait
jamais pensé qu’il serait père. À vrai dire, plus jeune, il avait même assumé
qu’il était impossible qu’il se marie un jour. Déjà malhabile avec les gens, il
le fut encore plus avec son poupon. Cela ne l’empêcha pas de le voir croître
avec fierté, impressionné qu’il se transforme en un petit garçon curieux et vif,
qui semblait avoir hérité de la beauté et de l’aménité de sa mère.
Il ne fut aucunement
surpris lorsqu’il apprit que Suzie comptait le quitter. La vraie blessure
provint plutôt du fait qu’elle obtint la garde d’Alexandre douze jours sur
quatorze… Grâce à des avocats qu’elle put se payer avec l’argent du divorce.
Après la séparation, Philippe
se remit au travail de plus belle, déterminé non seulement à compenser les
pertes encourues par sa rupture, mais plus encore, à faire regretter à Suzie
son départ. Sa carrière prit un virage inusité lorsqu’il réalisa le genre de
marge bénéficiaire associée à la production des drogues de synthèse… Il mit sur
pied une production modeste mais efficace, qu’il vendit en bloc à un seul et
même acheteur. Il ignorait à qui ce dernier revendait les drogues – en fait, il
ne voulait même pas le savoir –; la seule chose dont il était presque certain,
c’était qu’elles n’étaient pas écoulées dans La Cité, qui demeurait encore la
chasse gardée du clan Lytvyn.
Des années de ce
manège passèrent avant qu’un mystérieux investisseur le contacte pour produire
et distribuer un produit inédit, le composite O... L’homme lui assurait que la
poigne d’acier du vieux Lytvyn s’apprêtait à se desserrer. D’abord prudent, les
réticences de Philippe se dissipèrent lorsqu’il découvrit que son nouvel allié –
Gordon – disposait de ressources fabuleuses… Incluant des secrets occultes qu’il
était prêt à partager avec lui.
Après quelque temps de
collaboration, Philippe avait déchanté… Gordon affirmait que les pouvoirs qu’il avait fait miroiter ne
seraient au final accessibles qu’après des années, voire des décennies de
pratiques inconfortables et ennuyantes. Philippe n’était pas dupe : son soi-disant
partenaire n’avait jamais eu l’intention de partager son savoir. Il avait mis
fin subitement à leur collaboration, confiant qu’il pourrait continuer à
produire l’Orgasmik.
C’était évident avec
le recul… Il aurait dû comprendre que la drogue n’était pas le produit de la
chimie, mais un amalgame de molécules et de magie…
Ses ennemis avaient
profité de son faux pas pour abattre leur jeu. Il avait été dénoncé par son propre
fils. Il s’était trouvé devant un tribunal, incapable de se défendre,
prisonnier d’un enchantement qui l’empêchait de parler de quoi que ce soit à
propos de Gordon ou de sa relation avec lui.
Il s’en était sorti
avec une sentence moins importante que s’il avait été jugé pour d’autres
drogues. Le flou juridique autour du nouveau produit avait été le seul élément
en sa faveur.
Le fait que sa voiture
ait été emboutie au moment où il sortait de prison et qu’il ait été pris comme
cible par un assassin cagoulé lui avait envoyé un message clair : il avait
peut-être fini sa sentence, mais ses ennemis, eux, n’en avaient pas fini avec
lui.
Il s’était cloîtré à
la maison depuis, rêvant d’une juste vengeance, mais craignant de fournir une
nouvelle occasion à ceux qui voulaient sa mort en sortant de chez lui. Pris
entre sa volonté d’agir, et son incapacité à le faire, le quotidien de Philippe
avait pris des allures de purgatoire, où les jours se suivaient avec pour seule
variation le degré de colère, de dégoût et de désespoir ressentis.
Et soudainement, son
fils, ce Judas, se présentait devant lui en lui disant cette phrase inattendue…
Je suis maintenant un initié. Nous
pouvons parler franchement.
Philippe était bien
curieux de savoir ce qu’il avait à dire…
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