Une fois entrée, la
fille désigna le fauteuil et invita Karl à s’y asseoir d’un geste amical. Elle
choisit pour sa part l’une des chaises.
« Est-ce que vous
écoutez ce qui se passe dans la tête de tout le monde, tout le temps?
— Non, non. Nous
cessons éventuellement de porter attention aux pensées familières, par
habituation.
— Donc, moi, le p’tit
nouveau, j’ai eu votre attention.
— Si on veut.
— Ça doit être fucking
bizarre, recevoir tout ça…
— Lorsque nous sommes
tous les trois ensemble, c’est intense. Là, c’est plus… distant? En tout cas, on
s’habitue. Le grand choc pour moi, ça a été de découvrir à quel point les gens
sont différents. Pas seulement dans ce qu’ils ont en tête… Leur manière de
penser. De voir le monde. De vivre. À commencer par Timothée et Martin. »
Elle sourit. « Il n’y a rien pour ouvrir son esprit comme se rendre
perméable à celui des autres!
— Là, est-ce que tu
sais à quoi je pense?
— Oui.
— Ça veut dire que tu
sais déjà la question que je veux te poser.
— Oui. Et je sais que
tu veux m’en poser une autre, afin de voir si tu peux nous déjouer. »
Damn. « Qu’est-ce qu’il y a derrière la porte en bas de
l’escalier?
— Un potentiel infini,
mais des risques proportionnels.
— C’est pas une
réponse, ça », grogna Tobin.
La fille fit un
mouvement et Tobin se sentit tomber en chute libre. Il n’eut pas le temps de
paniquer avant de heurter le plancher. Son fauteuil s’était volatilisé.
« La réalité est
malléable en-dessous du Terminus. Assez pour que nous puissions créer ou
détruire à volonté. Assez pour distordre l’espace. Peut-être le temps. »
Tobin se redressa en
maugréant. La magie pratiquée par Tricane était lente, longue à donner des
résultats… Il n’avait jamais rien vu de si soudain. La fille fit un autre
mouvement et le fauteuil réapparut. Tobin tira plutôt l’autre chaise. « Il
n’était pas si confortable de toute manière. »
La fille sourit.
« C’est moi qui ai fait les chambres. Inconsciemment, j’ai recréé celles
de l’hôtel où je travaillais. Fascinant, n’est-ce pas? » Elle dut
percevoir que Tobin n’était pas très impressionné, parce qu’elle ajouta en
ricanant : « En tout cas, la partie de nous qui est Timothée est
fascinée.
— Donc… Potentiel
infini, risques infinis…
— S’il est possible
d’altérer la réalité du simple fait de le vouloir, il est facile d’imaginer des
effets inattendus, peut-être même la concrétisation involontaire de pulsions
inconscientes… »
Tout cela devenait un
peu trop philosophique pour Tobin. « Bon. C’est ben beau tout ça, mais ça
ne me dit pas ce que je veux vraiment savoir…
— Pourquoi nous avons
dit que tu étais incomplet.
— Ouais.
— Tu le sais déjà,
Karl. »
Il remua sur sa
chaise. « Heu, non. » Elle inclina la tête et le scruta sans rien
dire. Voulait-elle lui laisser le temps de comprendre? « Me semble que si
je le savais… Ben… Je le saurais!
— Combien de tes amis
d’enfance peux-tu me nommer, Karl? Et les employés de ta quincaillerie? Ou les
gens qui te devaient de l’argent, au moment de ta mort? »
Karl frissonna en
réalisant qu’il ne pouvait nommer aucun ami d’enfance. En ce qui a trait à ses employés,
il ne se rappelait que de Jean-Paul – et encore, aurait-il pu le nommer s’il ne
l’avait pas croisé devant l’école de son fils? Pas moins alarmant, en tant que shylock, il avait toujours une idée
claire de qui lui avait emprunté quoi, quand l’argent devait lui être retourné,
avec quels intérêts… Il tenait à jour un calepin avec toutes ces informations,
mais celui-ci servait davantage comme référence pour ses hommes, qui pouvaient noter
les transactions faites en l’absence du boss…
« Pourquoi est-ce
que je ne m’en suis pas rendu compte avant? »
La fille haussa les
épaules. « C’est facile, savoir ce qu’on sait. Mais comment savoir ce qu’on
ne sait pas? »
Karl ouvrit la bouche
pour rétorquer, mais l’expression affable de la fille se décomposa pour être
remplacée par la panique. « Oh non. Martin! » Ses yeux écarquillés
voyaient quelque chose qui ne se trouvait pas dans la pièce…
Elle sorti à toute vitesse,
laissant derrière Tobin et ses questions.
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