dimanche 16 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 192 : Portes ouvertes, 3e partie

C’est Antonella Gavanti elle-même qui avait annoncé à Jasmine qu’elle interviewerait Derek Virkkunen. Elle avait profité de l’occasion pour lui donner quelques bon trucs pour réussir ses entrevues – la plupart non pas sur les questions à poser, mais plutôt à propos de la gestion du stress.
Jasmine savait qu’Antonella avait récemment rencontré Mo Ryn – la chanteuse de Pinck ChaCha – lors de leur passage remarqué dans La Cité. Jasmine avait l’impression qu’elle n’aurait pas su comment aborder une star d’envergure internationale, adulée par des millions de fans.
« Il faut toujours que tu te rappelles que c’est des gens comme toi et moi », avait-elle répondu.
Jasmine s’était exclamée : « Mais ils ne sont pas des gens normaux! », ce qui avait bien fait rire Antonella.
« C’est des gens comme les autres qui vivent des vies pas comme les autres. Ils veulent être heureux, ils veulent être aimés, ils ne veulent pas perdre leur temps. Imagine-les sur la toilette, tu vas voir : ça humanise n’importe qui. »
Jasmine s’était dit que Mo Ryn trouverait certainement le moyen de rendre le petit coin glamour si elle le voulait.
C’était somme toute un peu paradoxal. D’une part, elle s’étonnait des réactions de ses admirateurs qui semblaient tomber en pâmoison en croisant le chemin d’une « vedette » – alors qu’elle ne se considérait pas comme telle. D’autre part, elle peinait à imaginer qu’une vraie vedette puisse entretenir le même raisonnement à une autre échelle.
Lorsque que Derek Virkkunen s’approcha d’elle, tous ses efforts furent vains. Elle ne vit pas l’homme mais l’Artiste, le Génie. Il lui tendit la main simplement avec un sourire chaleureux.
« Bon matin, madame », dit-il avec une voix basse et un accent européen des plus chics.
Jasmine demeura un instant figée comme une biche aveuglée par des phares. Elle reprit soudainement conscience de son environnement pour serrer la main tendue. Elle était toute calleuse.
« Jasmine Beausoleil, pour Avant-garde », dit elle en rougissant. « Je vous remercie pour votre invitation…
— Oh, ce n’est rien, je vous assure.
— Je me trouve privilégiée : vous n’avez accordé au total qu’une seule entrevue lorsque vous avez présenté l’exposition Tempo dans La Cité…
— C’est différent. Lorsque je suis dans les périodes où, comment dire, je me compromets publiquement, je préfère laisser mon travail parler de lui-même. 
— Que voulez-vous dire, vous compromettre? » Avant qu’elle n’ait terminé de formuler la question, Jasmine avait eu le temps de comprendre. Zut de flûte. J’ai déjà l’air d’une conne.
« Je veux dire, vous savez, m’exposer au public. Une fois l’exposition lancée, elle m’échappe un peu. Je préfère prendre quelque distance face à elle. 
— Oui, oui, je comprends », ajouta Jasmine en se débattant avec une vague de honte dont elle se serait bien passé.
« Maintenant que l’exposition a réussi l’épreuve du feu, je me sens prêt à un nouveau cycle créatif pendant qu’elle continue sa tournée…  
— Comment se passent vos cycles, au juste? » Après quelques ratés, le cerveau de Jasmine se mettait enfin en mode interview. Avec un peu de chance, lorsque les caméras allaient se mettre en marche, elle n’aurait plus l’air d’une écolière maladroite.
« Il y a d’abord une phase de, comment dire, percolation, où je me laisse pénétrer par l’air du temps, où je réfléchis sans cesse mais sans travailler encore de mes mains.
— C’est là où vous en êtes présentement?
— Oui, et c’est pourquoi je suis venu m’installer ici. Mais laissez-moi vous montrer… » Il lui tendit le bras à la manière des gentlemans pour la guider plus loin dans le square. Le réalisateur échangea avec elle un regard paniqué qui demandait silencieusement où tu t’en vas? Elle lui fit signe d’attendre une minute. Il tapota sa montre en guise de réponse.
« Lorsque j’ai appris qu’une large section de la ville était à l’abandon, j’ai tenu à la visiter… On m’a mis en garde contre ses dangers, mais lorsque j’y suis venu, j’ai découvert ces trésors… Regardez! » Il fit un large mouvement qui semblait désigner tout le voisinage.
« Je comprends », mentit Jasmine.
« N’est-ce pas? » Virkkunen poussa un soupir presque… amoureux. « Immédiatement, j’y ai vu un filon. J’ignore où cela me mènera, mais je sais que je tiens quelque chose. » Il continua de scruter les façades un moment, l’œil pétillant et le sourire émerveillé.
Jasmine lui sourit en se demandant encore de quoi il pouvait parler. Elle s’apprêtait à lui demander des précisions mais elle remarqua les gesticulations exaspérées du réalisateur.
« Si vous voulez bien nous conduire chez vous, mon équipe m’indique que nous serions prêts à commencer… »
L’artiste regarda Jasmine un instant, interloqué, avant d’échapper un petit rire doux. « J’ai dû mal me faire comprendre, je suis désolé… Mon français n’est pas très bon…
— Votre français est exceptionnel!
— …en fait, c’est ici, chez moi!
— Hein? » Zut de zut. Pour la grâce, on repassera.
« Je jongle avec l’idée d’un projet, comment dire… architectural. Je suis maintenant propriétaire de toute cette rue, celle-là ainsi que les autres qui se trouvent derrière elles… Mais ce n’est encore que le début! Mais je comprends : allons nous installer. »
Pendant qu’ils se rendaient tous au bâtiment où Virkkunen avait élu domicile, Jasmine entr’aperçut quelqu’un les observer derrière un pan de rideau à l’étage; le temps qu’elle y dirige son regard, l’individu avait laissé retomber l’étoffe.
C’était bien entendu impossible, mais elle aurait juré qu’il s’agissait d’Édouard Gauss. 

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