Jasmine savait qu’Antonella avait récemment rencontré Mo Ryn
– la chanteuse de Pinck ChaCha – lors de leur passage remarqué dans La Cité.
Jasmine avait l’impression qu’elle n’aurait pas su comment aborder une star
d’envergure internationale, adulée par des millions de fans.
« Il faut toujours que tu te rappelles que c’est des
gens comme toi et moi », avait-elle répondu.
Jasmine s’était exclamée : « Mais ils ne sont pas
des gens normaux! », ce qui avait bien fait rire Antonella.
« C’est des gens comme les autres qui vivent des vies
pas comme les autres. Ils veulent être heureux, ils veulent être aimés, ils ne
veulent pas perdre leur temps. Imagine-les sur la toilette, tu vas voir :
ça humanise n’importe qui. »
Jasmine s’était dit que Mo Ryn trouverait certainement le
moyen de rendre le petit coin glamour
si elle le voulait.
C’était somme toute un peu paradoxal. D’une part, elle
s’étonnait des réactions de ses admirateurs qui semblaient tomber en pâmoison
en croisant le chemin d’une « vedette » – alors qu’elle ne se
considérait pas comme telle. D’autre part, elle peinait à imaginer qu’une vraie vedette puisse entretenir le même
raisonnement à une autre échelle.
Lorsque que Derek Virkkunen s’approcha d’elle, tous ses
efforts furent vains. Elle ne vit pas l’homme mais l’Artiste, le Génie. Il lui
tendit la main simplement avec un sourire chaleureux.
« Bon matin, madame », dit-il avec une voix basse
et un accent européen des plus chics.
Jasmine demeura un instant figée comme une biche aveuglée
par des phares. Elle reprit soudainement conscience de son environnement pour
serrer la main tendue. Elle était toute calleuse.
« Jasmine Beausoleil, pour Avant-garde », dit elle en rougissant. « Je vous remercie
pour votre invitation…
— Oh, ce n’est rien, je vous assure.
— Je me trouve privilégiée : vous n’avez accordé au
total qu’une seule entrevue lorsque vous avez présenté l’exposition Tempo dans La Cité…
— C’est différent. Lorsque je suis dans les périodes où,
comment dire, je me compromets publiquement, je préfère laisser mon travail
parler de lui-même.
— Que voulez-vous dire, vous compromettre? » Avant
qu’elle n’ait terminé de formuler la question, Jasmine avait eu le temps de
comprendre. Zut de flûte. J’ai déjà l’air d’une conne.
« Je veux dire, vous savez, m’exposer au public. Une
fois l’exposition lancée, elle m’échappe un peu. Je préfère prendre quelque
distance face à elle.
— Oui, oui, je comprends », ajouta Jasmine en se
débattant avec une vague de honte dont elle se serait bien passé.
« Maintenant que l’exposition a réussi l’épreuve du
feu, je me sens prêt à un nouveau cycle créatif pendant qu’elle continue sa
tournée…
— Comment se passent vos cycles, au juste? » Après
quelques ratés, le cerveau de Jasmine se mettait enfin en mode interview. Avec un peu de chance, lorsque
les caméras allaient se mettre en marche, elle n’aurait plus l’air d’une
écolière maladroite.
« Il y a d’abord une phase de, comment dire,
percolation, où je me laisse pénétrer par l’air du temps, où je réfléchis sans
cesse mais sans travailler encore de mes mains.
— C’est là où vous en êtes présentement?
— Oui, et c’est pourquoi je suis venu m’installer ici. Mais
laissez-moi vous montrer… » Il lui tendit le bras à la manière des
gentlemans pour la guider plus loin dans le square. Le réalisateur échangea
avec elle un regard paniqué qui demandait silencieusement où tu t’en vas? Elle lui fit signe d’attendre une minute. Il tapota
sa montre en guise de réponse.
« Lorsque j’ai appris qu’une large section de la ville
était à l’abandon, j’ai tenu à la visiter… On m’a mis en garde contre ses
dangers, mais lorsque j’y suis venu, j’ai découvert ces trésors…
Regardez! » Il fit un large mouvement qui semblait désigner tout le
voisinage.
« Je comprends », mentit Jasmine.
« N’est-ce pas? » Virkkunen poussa un soupir presque…
amoureux. « Immédiatement, j’y ai vu un filon. J’ignore où cela me mènera,
mais je sais que je tiens quelque chose. » Il continua de scruter les
façades un moment, l’œil pétillant et le sourire émerveillé.
Jasmine lui sourit en se demandant encore de quoi il pouvait
parler. Elle s’apprêtait à lui demander des précisions mais elle remarqua les
gesticulations exaspérées du réalisateur.
« Si vous voulez bien nous conduire chez vous, mon
équipe m’indique que nous serions prêts à commencer… »
L’artiste regarda Jasmine un instant, interloqué, avant
d’échapper un petit rire doux. « J’ai dû mal me faire comprendre, je suis
désolé… Mon français n’est pas très bon…
— Votre français est exceptionnel!
— …en fait, c’est ici, chez moi!
— Hein? » Zut de
zut. Pour la grâce, on repassera.
« Je jongle avec l’idée d’un projet, comment dire…
architectural. Je suis maintenant propriétaire de toute cette rue,
celle-là ainsi que les autres qui se trouvent derrière elles… Mais ce
n’est encore que le début! Mais je comprends : allons nous installer. »
Pendant qu’ils se rendaient tous au bâtiment où Virkkunen
avait élu domicile, Jasmine entr’aperçut quelqu’un les observer derrière un pan
de rideau à l’étage; le temps qu’elle y dirige son regard, l’individu avait
laissé retomber l’étoffe.
C’était bien entendu impossible, mais elle aurait juré qu’il
s’agissait d’Édouard Gauss.
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