La Cité était toute plongée dans une sorte de bruine
scintillante, invisible aux yeux de la plupart de ses habitants, mais dont le
chatoiement venait troubler les sens surnaturels de Harré. Alors que,
d’ordinaire, il pouvait littéralement trouver ses cibles où qu’elles fussent, ici,
il était aussi démuni que le commun des mortels…
Harré était depuis un moment habitué de vivre avec une
impression constante de déjà-vu, comme si le présent ravivait le souvenir
d’événements qu’il n’avait pourtant pas encore vécus. La bruine invisible
interférait jusqu’à cette impression. Le retour à une normalité étrangère depuis
longtemps avait quelque chose de déconcertant… Mais pas complètement
désagréable.
Il aurait sans doute pu trouver comment dissiper la bruine,
mais il n’avait aucune intention de reporter l’exécution de son plan. Malgré
son handicap perceptif, il disposait toujours de son immense talent; selon
toute probabilité, il réussirait.
Il trouva sans peine le lieu de résidence de Narcisse
Hill : tout le monde semblait savoir que leur ancien maire coulait ses
vieux jours dans son domaine à l’ouest de La Cité. Harré s’y rendit à pied en
sifflant, les mains dans les poches.
La maison Hill était une élégante bâtisse de style néo-Queen
Anne sise au sommet d’une colline qui s’élevait en pente douce, assez haute
pour offrir une vue magnifique sur le reste de la ville.
Harré continua son chemin jusqu’au bout de la route. Dès
qu’il fut assez loin pour travailler à l’abri des regards, il traça sur le sol
les symboles nécessaires à l’ouverture du cercle. Il ne manquait plus que le
sacrifice d’un maître…
Harré fit apparaître la colonne de feu qui avait si
efficacement appâté les autres Disciples.
Il attendit un moment, mais avec un accès réduit aux fruits
de la metascharfsinn pour le conforter dans son
attente, il s’accommoda mal de l’inaction. Sa fébrilité coutumière eut tôt fait
d’épuiser toute sa patience.
Après une cinquantaine de minutes, il décida que si Hill ne
venait pas à lui, c’est lui qui irait à sa rencontre. Il dissipa son leurre et retourna
à la maison Hill pour frapper simplement à la grande porte.
Un vieux domestique vint lui ouvrir. Il était chauve à
l’exception d’une couronne de cheveux blancs; sa posture pleine de fierté
indiquait sa position d’autorité dans la maisonnée.
« Bonjour », dit Harré avec entrain.
« J’aimerais m’entretenir avec M. Hill d’affaires de la plus grande
importance. »
Le majordome le toisa d’un regard sévère en haussant un
sourcil broussailleux. « Et vous êtes?
— Je… hum… Je suis un commerçant de… En fait, je suis un
vieil ami. »
Le domestique semblait peu convaincu. Harré était habitué de
se fier à son instinct, à suivre les pistes que son inconscient lui soufflait…
Il n’avait pas prévu que les interférences mises en place par Hill lui
nuiraient à ce point. Il devait déjà recourir à des manières moins subtiles; il
en était à décider par quel processus il forcerait le domestique à obtempérer
lorsque celui-ci fit un pas en arrière pour l’inviter à entrer.
Il conduisit le visiteur au salon et lui fit signe de
s’asseoir avant de lui offrir un cigare. Harré en prit un mais choisit de
rester debout. « Je vais aller chercher M. Hill », dit le serviteur
avant de sortir en fermant les portes derrière lui.
Le cigare était d’excellente qualité; il en tira une longue
bouffée en admirant par les grandes fenêtres les pignons de La Cité qu’on
pouvait apercevoir au loin.
Il entendit la porte grincer; il se retourna, prêt à prendre
contrôle de l’esprit de M. Hill pour compléter sa mission; il fut surpris de
découvrir que le majordome était revenu,
seul mais armé d’une carabine.
Harré n’eut pas le temps d’agir; il sentit son corps être
secoué, il entendit la poudre détonner, mais il lui fallut encore une seconde
pour comprendre qu’on venait de le fusiller.
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