On pouvait noter une exception :
on avait observé avec beaucoup d’intérêt le développement de ce qui allait
devenir le centre communautaire promis par Cité Solidaire.
L’organisme avait acquis pour une
bouchée de pain un grand édifice du boulevard St-Martin. C’était loin d’un
palais; de l’extérieur, on pouvait déjà voir les murs irréguliers et la
peinture écaillée un peu partout. La façade vitrée avait été défoncée des
années auparavant; les intempéries avaient eu le temps de ronger jusqu’à la
structure du bâtiment.
La première erreur de l’équipe qui s’occupait
des travaux fut de remplacer le verre de la façade; le lendemain, ils la
trouvèrent en mille morceaux. Ils apprirent vite de leur erreur : lorsqu’ils
la remplacèrent, ils la recouvrirent d’une grille métallique. Dès lors, les
travaux purent aller de l’avant sans trop subir de recul.
On sut que les travaux achevaient
lorsque des posters colorés apparurent dans les environs. Cela en soi
représentait déjà un événement; les publicitaires considéraient le quartier
comme un no man’s land commercial.
Ces affiches s’adressaient bel et bien aux résidents de l’endroit; elles les invitaient
à l’ouverture officielle, quelques jours plus tard.
C’est en les voyant que Timothée se
permit d’y croire pour la première fois.
L’ouverture était prévue pour midi;
il s’y rendit accompagné d’un bon groupe de gens du Terminus. Ni lui ni ses
compagnons ne s’étaient attendus à ce genre de foule : l’inauguration s’était
transformée en véritable festival spontané.
« Je me demande combien de gens
il y a », demanda Martin en grattant sa barbe.
« Deux-cent? Ou trois cent
peut-être?
— Même CitéMédia est là! Regarde! »
Timothée rayonnait de bonheur. Il se
voyait comme le principal responsable de cette ouverture… Il était allé frapper
à la porte de Cité Solidaire. Il avait persisté jusqu’à rencontrer madame
Legrand. Et ça… c’était le fruit de ses efforts.
« Il y a un buffet! Il y a un
buffet! », s’exclama Gigi. Le ventre de Timothée gronda. Sans dire un mot
de plus, ils mirent le cap vers les victuailles.
Ils firent quelques pas à peine
avant de réaliser que les plateaux avaient déjà été nettoyés. Il ne restait qu’un
panier de pommes – c’était la saison – et de l’eau chaude. Gigi se mit à
grommeler une litanie de complaintes et de blasphèmes qui, la connaissant, ne
se tarirait pas de sitôt.
Martin prit une pomme, mais Timothée
refusa celle qu’il lui tendit – les deux hommes savaient qu’il était inutile d’en
offrir une à Gigi en raison de sa mauvaise dentition. « Nous aurions dû arriver
avant », dit Martin en croquant le fruit.
« Ils auraient dû penser à tout
le monde », rétorqua Timothée.
Gigi dit : « Je te gage
que c’est les journalistes pis le monde de Cité Solidaire qui ont mangé comme
des cochons! »
C’est à ce moment qu’une femme
flanquée d’un garde de sécurité tenta d’attirer l’attention de la foule. Gigi
demanda : « C’est qui, elle? C’est la bonne femme Legrand?
— Non. C’est son adjointe, Nicole. »
Timothée soupira. « Elle n’est même pas foutue de venir elle-même! »
Dès qu’elle put se faire entendre,
Nicole se lança dans la lecture d’un texte qu’elle tenait à la main. C’était un
grand jour pour La Cité, disait-elle. Un nouveau début pour le Centre-Sud. Elle
remercia toute une liste de gens et d’organismes qui avaient participé à la
mise sur pied du centre communautaire – Timothée n’y figurait pas. Finalement,
elle coupa le ruban qui bloquait l’accès au centre en le déclarant ouvert. La
foule applaudit, cria et siffla. Martin suggéra une visite du centre; Timothée
le suivit sans rien dire, aussi renfrognée que Gigi qui continuait à maugréer
de son côté.
La pièce principale donnait sur la
rue; elle était tapissée de huit laveuses et autant de sécheuses, toutes de
modèles différents. La plupart étaient blanches; l’une d’elles était de cet
étrange jaune-brun qui était déjà démodé avant la naissance de Timothée.
On avait aménagé une cuisine à
droite de la pièce principale; elle offrait deux fours et deux réfrigérateurs
autour d’un grand espace où cuisiner. Les tablettes étaient chargées de
vaisselle non moins dépareillée que les électroménagers. On offrait même du
poivre, du sel et de l’huile végétale. Avec un peu de chance, il en resterait dans
quelques jours; avec beaucoup de
chance, quelqu’un les remplacerait peut-être une fois épuisé.
« C’est quand même bien »,
suggéra Martin. « De l’autre côté, il y a des grands vestiaires avec des
douches à rideaux. Ça va être très pratique… Si ça ne dégénère pas en piquerie
ou quelque chose comme ça. » Timothée força un sourire en guise de
réponse.
Beaucoup quittèrent le site après
avoir visité le centre, à tout le moins ceux qui avaient quelque part où aller.
Timothée s’apprêtait à partir lorsqu’il eut la surprise d’apercevoir une
présence inattendue… Tricane se promenait dans la foule, un panier sous le bras;
elle offrait à chaque personne qu’elle croisait une pâtisserie d’apparence
délicieuse. Elle décrocha un sourire chaleureux en direction de Timothée
pendant qu’elle continuait sa distribution, offrant une viennoiserie à dix,
vingt, cent personnes… Lorsqu’elle arriva devant Timothée, son panier débordait
encore. Le miracle n’était pas passé inaperçu; le regard d’une majorité était
tourné vers eux.
« Bonjour Timothée », dit
Madame en lui caressant la joue. « Je suis contente. Tu as bien travaillé. »
Quoiqu’elle paraissait ne s’adresser qu’à lui, elle parlait assez fort pour que
tout le monde puisse l’entendre.
La morosité qui s’était emparée de
son cœur disparut comme la rosée sous le soleil.
« Nous avons encore beaucoup à
faire. Es-tu toujours prêt à me suivre?
— Absolument », répondit-il. Et
à voir l’expression des gens autour d’eux, il n’était pas le seul.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire