Aujourd’hui, Andrew se rendait chez
Benoît pour une raison précise. Une excellente
raison.
Benoît lui ouvrit la porte avec un
sourire d’un genre qu’Andrew connaissait depuis longtemps. Les dernières années
de la vie de sa mère s’étaient déroulées à l’ombre d’une dépression qui s’était
alourdie de mois en mois; au début, elle se montrait pimpante en agissant comme
si tout allait – ça n’est que plus tard qu’il avait appris sa souffrance
secrète –; à la fin, elle ne réussissait pas à sortir du lit tous les jours.
Entre les deux, sur toute une année, sa façade s’était effritée pour laisser
paraître d’abord la tristesse, ensuite l’irritation, finalement la mélancolie
et le désespoir. Benoît voulait sourire pour montrer qu’il tenait le coup;
Andrew reconnaissait son masque pour ce qu’il était.
Andrew entra en lui offrant une poignée
de main et une tape sur l’épaule. « Comment tu t’en tires?
— Bof, ça va, ça va. Tu veux une
bière?
— Il est un peu tôt pour boire...
— Ça dépend. Depuis l’insomnie, je
ne me casse plus la tête à me demander si je suis le matin ou le soir.
— L’insomnie, encore? Ça doit être
de plus en plus difficile…
— Je ne te le fais pas dire.
— As-tu du café? »
Ben acquiesça et alla brancher une
bouilloire déjà remplie. Les deux hommes s’assirent à la table de la cuisine. « Puis,
as-tu des nouvelles?
— Oui », répondit Andrew. Une
lueur apparut dans le regard de Benoît qui, jusqu’alors, était demeuré vague,
éteint. « L’enquête sur l’explosion du Hilltown n’est pas encore publique,
alors j’ai dû travailler mes contacts pour savoir où elle en était rendue.
Finalement, j’ai appris que j’ai gardé l’un des enquêteurs quand il était petit…
On est allé prendre un verre… Il savait déjà que j’étais là-bas. Il était bien
content d’entendre ce que j’avais à dire. Il ne s’est pas gêné pour parler non
plus.
— Vraiment? Et puis?
— Les flammes bleues apparaissent
dans le rapport. Beaucoup de témoins l’ont mentionné : il paraît que c’était
visible de l’extérieur, même de loin. L’explication officielle est que c’était
un feu d’origine chimique. L’hypothèse pour l’instant est qu’un client de l’hôtel
transportait une substance dangereuse, mais personne ne sait quoi, exactement.
Benoît frotta son visage à deux
mains. « Un feu chimique! Un feu chimique!
— Je sais, je sais. » Ils en avaient
discuté souvent. Même si, en apparence, le phénomène ressemblait à du feu, il
ne laissait ni cendre ni suie derrière son passage; de plus, ils l’avaient vu
trouer du béton. Il était plus plausible qu’ils aient eu affaire à de l’acide
phosphorescent qu’à une véritable flamme. « Mon gars a été franc avec moi :
ils ne comprennent pas plus que nous... »
L’aspect le plus troublant était que
plusieurs victimes présumées étaient officiellement considérées disparues : on n’avait pas retrouvé
leur corps, ni dans les décombres de la façade, ni dans les chambres touchées
par le feu. C’est comme si elles s’étaient évanouies. Isabelle était du nombre,
tout comme le gars de la sécurité avec qui Andrew avait échangé durant son
ascension. Benoît continuait à entretenir l’espoir irrationnel que sa femme
soit toujours en vie. Cela ne faisait que saler sa plaie et retarder la
résolution de son deuil. « Il y a eu une explosion, mais ils n’ont pas
trouvé de traces d’explosifs; il y a eu un incendie, mais pas assez de chaleur
pour déclencher les gicleurs, ou même l’alarme… Bref, ils prennent nos
témoignages au sérieux, mais ils ne savent pas quoi faire avec…
— C’est déprimant », dit
Benoît. L’eau bouillait; il alla faire le café.
« Je sais », dit encore Andrew
en réprimant une grimace : Ben lui préparait un café instantané. « Faut
espérer qu’ils vont réussir à trouver quelque chose dans le futur. Les analyses
chimiques vont prendre plus de temps. Mais j’ai une autre nouvelle, meilleure
celle-là… »
Benoît se retourna. « Quoi? »
Andrew sortit le disque compact qu’il
cachait dans la poche interne de sa veste. « Tu as un ordinateur? » Il
en avait un, dans le coin d’une pièce qui semblait servir à la fois de
débarras, de chambre d’ami et de bureau. Elle avait pour seule décoration une
photo encadrée de Benoît et Isabelle en maillots de bain sur une plage
tropicale. Andrew plaça le CD dans le lecteur.
« Qu’est-ce que c’est?
— Tu vas voir. » Un long délai
s’ensuivit. L’ordinateur de Benoît était loin d’être du dernier cri, mais
Andrew finit par accéder au contenu du disque. « J’ai dû négocier serré pour
y avoir accès. Mon patron avait peur que je le diffuse… Attends, c’est ce
fichier-là… » Ils durent encaisser un délai de plus pendant que la machine
chargeait la vidéo. Ben se tenait au bout de sa chaise. « C’est les
archives des caméras de sécurité de l’hôtel, après l’explosion. Le système
était kaput dans les étages du haut, mais celles du lobby fonctionnaient encore…
Tiens!
— C’est elle! C’est la fille qui
nous a sauvés! » Ils avaient souvent discuté de cette mystérieuse fille… Pourquoi
s’était-elle faufilée dans un édifice en flammes – accompagnée, qui plus est –
sans être remarquée par ceux qui maintenaient le périmètre, qui juraient par
ailleurs n’avoir laissé passer personne? Pourquoi avait-elle réagi ainsi face au
feu bleu? Pourquoi s’était-elle enfuie en
faisant comme si elle poussait quelqu’un, en criant des incohérences à propos d’un
cercle? C’était à n’y rien comprendre.
Avant aujourd’hui, ils ne
disposaient que de généralités à son sujet… Elle était blonde; elle portait une
robe d’été (…en été); elle était assez athlétique pour gravir une quarantaine d’étages
d’un coup; Benoît disait avoir entrevu un tatouage sous sa robe sans avoir pu
discerner ce qu’il représentait – probablement une phrase écrite...
Maintenant, ils avaient son image! Depuis
qu’ils se connaissaient, Andrew n’avait jamais vu Ben si excité. Sa fierté
professionnelle reposait sur sa capacité à accomplir l’impossible pour un
client; le faire pour un ami souffrant était encore mieux. « C’est qui, le
gars avec elle?
— Aucune idée. Ça fera une
question de plus à lui poser lorsqu’on va la trouver. Et fais-moi confiance, on va la trouver. »
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