dimanche 10 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 256: La blonde retrouvée

Les dernières semaines avaient été on ne peut plus tranquille pour Andrew Luria : la catastrophe du Hilltown l’avait contraint au chômage. Ses supérieurs lui avaient assuré qu’on le transférerait dans un autre établissement de la chaîne aussitôt que possible. Apparemment, ils avaient d’autres chats à fouetter que s’occuper de son cas. En attendant, il encaissait ses prestations gouvernementales sans rien faire de bien productif. Il se disait que c’était le temps où jamais pour profiter de la vie, mais chaque jour, il se retrouvait confronté à un vide qu’il peinait à remplir. La plupart de ses amis avaient moins de temps pour lui que lui pour eux, mais il en avait un chez qui il était toujours bienvenu. Cet ami-là était le plus récent du lot, mais le fait de se balancer entre ciel et terre sans filet avait eu le chic de créer des liens profonds entre deux hommes. Malheureusement, Benoît vivant à Grandeville; leurs rencontres demeuraient sporadiques.
Aujourd’hui, Andrew se rendait chez Benoît pour une raison précise. Une excellente raison.
Benoît lui ouvrit la porte avec un sourire d’un genre qu’Andrew connaissait depuis longtemps. Les dernières années de la vie de sa mère s’étaient déroulées à l’ombre d’une dépression qui s’était alourdie de mois en mois; au début, elle se montrait pimpante en agissant comme si tout allait – ça n’est que plus tard qu’il avait appris sa souffrance secrète –; à la fin, elle ne réussissait pas à sortir du lit tous les jours. Entre les deux, sur toute une année, sa façade s’était effritée pour laisser paraître d’abord la tristesse, ensuite l’irritation, finalement la mélancolie et le désespoir. Benoît voulait sourire pour montrer qu’il tenait le coup; Andrew reconnaissait son masque pour ce qu’il était.
Andrew entra en lui offrant une poignée de main et une tape sur l’épaule. « Comment tu t’en tires?
— Bof, ça va, ça va. Tu veux une bière?
— Il est un peu tôt pour boire...
— Ça dépend. Depuis l’insomnie, je ne me casse plus la tête à me demander si je suis le matin ou le soir.
— L’insomnie, encore? Ça doit être de plus en plus difficile…
— Je ne te le fais pas dire.
— As-tu du café? »
Ben acquiesça et alla brancher une bouilloire déjà remplie. Les deux hommes s’assirent à la table de la cuisine. « Puis, as-tu des nouvelles?
— Oui », répondit Andrew. Une lueur apparut dans le regard de Benoît qui, jusqu’alors, était demeuré vague, éteint. « L’enquête sur l’explosion du Hilltown n’est pas encore publique, alors j’ai dû travailler mes contacts pour savoir où elle en était rendue. Finalement, j’ai appris que j’ai gardé l’un des enquêteurs quand il était petit… On est allé prendre un verre… Il savait déjà que j’étais là-bas. Il était bien content d’entendre ce que j’avais à dire. Il ne s’est pas gêné pour parler non plus.
— Vraiment? Et puis?
— Les flammes bleues apparaissent dans le rapport. Beaucoup de témoins l’ont mentionné : il paraît que c’était visible de l’extérieur, même de loin. L’explication officielle est que c’était un feu d’origine chimique. L’hypothèse pour l’instant est qu’un client de l’hôtel transportait une substance dangereuse, mais personne ne sait quoi, exactement.
Benoît frotta son visage à deux mains. « Un feu chimique! Un feu chimique!
— Je sais, je sais. » Ils en avaient discuté souvent. Même si, en apparence, le phénomène ressemblait à du feu, il ne laissait ni cendre ni suie derrière son passage; de plus, ils l’avaient vu trouer du béton. Il était plus plausible qu’ils aient eu affaire à de l’acide phosphorescent qu’à une véritable flamme. « Mon gars a été franc avec moi : ils ne comprennent pas plus que nous... »
L’aspect le plus troublant était que plusieurs victimes présumées étaient officiellement considérées disparues : on n’avait pas retrouvé leur corps, ni dans les décombres de la façade, ni dans les chambres touchées par le feu. C’est comme si elles s’étaient évanouies. Isabelle était du nombre, tout comme le gars de la sécurité avec qui Andrew avait échangé durant son ascension. Benoît continuait à entretenir l’espoir irrationnel que sa femme soit toujours en vie. Cela ne faisait que saler sa plaie et retarder la résolution de son deuil. « Il y a eu une explosion, mais ils n’ont pas trouvé de traces d’explosifs; il y a eu un incendie, mais pas assez de chaleur pour déclencher les gicleurs, ou même l’alarme… Bref, ils prennent nos témoignages au sérieux, mais ils ne savent pas quoi faire avec…
— C’est déprimant », dit Benoît. L’eau bouillait; il alla faire le café.
« Je sais », dit encore Andrew en réprimant une grimace : Ben lui préparait un café instantané. « Faut espérer qu’ils vont réussir à trouver quelque chose dans le futur. Les analyses chimiques vont prendre plus de temps. Mais j’ai une autre nouvelle, meilleure celle-là… »
Benoît se retourna. « Quoi? »
Andrew sortit le disque compact qu’il cachait dans la poche interne de sa veste. « Tu as un ordinateur? » Il en avait un, dans le coin d’une pièce qui semblait servir à la fois de débarras, de chambre d’ami et de bureau. Elle avait pour seule décoration une photo encadrée de Benoît et Isabelle en maillots de bain sur une plage tropicale. Andrew plaça le CD dans le lecteur.
« Qu’est-ce que c’est?
— Tu vas voir. » Un long délai s’ensuivit. L’ordinateur de Benoît était loin d’être du dernier cri, mais Andrew finit par accéder au contenu du disque. « J’ai dû négocier serré pour y avoir accès. Mon patron avait peur que je le diffuse… Attends, c’est ce fichier-là… » Ils durent encaisser un délai de plus pendant que la machine chargeait la vidéo. Ben se tenait au bout de sa chaise. « C’est les archives des caméras de sécurité de l’hôtel, après l’explosion. Le système était kaput dans les étages du haut, mais celles du lobby fonctionnaient encore… Tiens! 
— C’est elle! C’est la fille qui nous a sauvés! » Ils avaient souvent discuté de cette mystérieuse fille… Pourquoi s’était-elle faufilée dans un édifice en flammes – accompagnée, qui plus est – sans être remarquée par ceux qui maintenaient le périmètre, qui juraient par ailleurs n’avoir laissé passer personne? Pourquoi avait-elle réagi ainsi face au feu bleu?  Pourquoi s’était-elle enfuie en faisant comme si elle poussait quelqu’un, en criant des incohérences à propos d’un cercle? C’était à n’y rien comprendre.
Avant aujourd’hui, ils ne disposaient que de généralités à son sujet… Elle était blonde; elle portait une robe d’été (…en été); elle était assez athlétique pour gravir une quarantaine d’étages d’un coup; Benoît disait avoir entrevu un tatouage sous sa robe sans avoir pu discerner ce qu’il représentait – probablement une phrase écrite...
Maintenant, ils avaient son image! Depuis qu’ils se connaissaient, Andrew n’avait jamais vu Ben si excité. Sa fierté professionnelle reposait sur sa capacité à accomplir l’impossible pour un client; le faire pour un ami souffrant était encore mieux. « C’est qui, le gars avec elle? 
— Aucune idée. Ça fera une question de plus à lui poser lorsqu’on va la trouver. Et fais-moi confiance, on va la trouver. » 

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