dimanche 24 février 2013

Le Noeud Gordien, épisode 258 : Enfants de choeur

Pour la dixième fois peut-être, Djo demanda : « Veux-tu bien me dire ce qu’on fout ici? »
Rem répondit : « On n’est pas ici pour se poser des questions. »
« Sans joke, je comprends pas.
— Tu comprends jamais rien.
— Pis toi? Tu sais ce qu’on est supposé faire?
— Tu le sais autant que moi. On doit aller au Terminus Centre-Sud et trouver un gars qui s’appelle Timothée.
— Je veux dire, qu’est-ce que le boss fait avec cette gang de losers?
— Ça, je ne le sais pas. Mais on a une job à faire, on va la faire. 
— J’aime pas ça, ici. 
— Inquiète-toi pas. On a nos guns. »  
Malgré son ton assuré, Rem non plus n’était pas à l’aise. Personne n’aimait le Centre-Sud.
En général, Rem se voyait comme un guerrier. Il était barré d’une demi-douzaine de clubs pour s’être retrouvé mêlé à une rixe, sans compter les fois où des mâles alpha ivres étaient venus lui chercher des noises dans la rue, après la fermeture. Ceux-là l’avaient presque tous regretté. Rem n’était jamais – enfin, presque jamais – l’instigateur de ces batailles, mais l’idée de se battre ne le faisait jamais reculer.
Dans le Centre-Sud, le guerrier se trouvait toutefois en territoire ennemi. Ici, le concept éculé de jungle urbaine dépassait la métaphore pour devenir une dure réalité. Partout, des types louches en grappes les lorgnaient, peut-être en cherchant à évaluer dans quelle mesure ils avaient affaire à des cibles faciles. En plus de ceux-là, Rem pressentait d’autres présences malveillantes, animales, qui le voyaient sans être vues; elles se manifestaient par des bruits indistincts, assez éloignés pour qu’on ne puisse les situer… mais trop proches pour qu’on puisse les ignorer.
Au détour d’un boulevard criblé de nids-de-poules, ils virent un essaim de charognards déguerpir en laissant derrière le corps d’un homme qu’ils avaient battu et détroussé; la seule protection du malheureux était qu’on ne pouvait plus lui enlever que la vie, et celle-ci ne valait pas un sou. Il râlait et se tordait, le visage couvert de sang, aussi impuissant qu’un nouveau-né. Rem et Djo passèrent leur chemin sans même considérer l’approcher.
Ils aboutirent enfin au vieux Terminus, autour duquel s’ébrouait une sorte de bazar où on ne troquait rien d’autre que de la ferraille et des cochonneries qui, dans un autre quartier, auraient été considérées comme autant de déchets. Les gens du coin étaient d’une autre trempe que les prédateurs qu’ils avaient croisés durant leur marche jusqu’ici… Du bétail, par comparaison.
Un jeune homme vint à leur rencontre. « Je suis Timothée », dit-il simplement. « Merci d’être là. » Il leur donna des instructions, comme prévu : Rem et Djo devaient monter la garder en empêchant quiconque d’entrer au Terminus avant qu’ils aient fini.
« Fini quoi? », demanda Djo.
« Je viendrai vous le dire. N’hésitez pas à tirer si quelqu’un essaie d’entrer, surtout s’il n’est pas du quartier. » Rem acquiesça en se disant que ce Timothée lui-même se distinguait de la racaille qui l’entourait.
Timothée s’aida de la statue renversée devant l’entrée pour monter sur son piédestal. « C’est l’heure », cria-t-il à pleins poumons. Tous ceux qui traînaient autour du Terminus y entrèrent tranquillement. Timothée ferma les portes derrière lui; un raclement métallique se fit entendre, puis les gars se retrouvèrent seuls sur la grande place silencieuse, plus nerveux que jamais.
« Mike veut qu’on surveille une porte barrée? »
Rem n’avait pas plus de réponse à cette question qu’aux autres. « Ferme ta gueule. On va faire le tour de la bâtisse pour voir s’il n’y a pas d’autres sorties à surveiller. » Il y en avait effectivement d’autres, mais elles étaient toutes verrouillées ou bloquées de l’intérieur.
Après une dizaine de minutes à attendre dans un silence inquiétant, les gars entendirent des murmures s’élever de l’intérieur. « Qu’est-ce qu’ils font là-dedans? » Djo essaya de voir à l’intérieur, mais c’était peine perdue : on avait peint au rouleau tout le plexiglas de la moitié du Terminus où les gens s’étaient rassemblés.
« Je ne sais pas », répondit Rem. Même s’il ne pouvait rien voir, ce qu’il entendait avait quelque chose de familier… Rem n’avait pas mis les pieds à l’église depuis qu’il était petit garçon, lorsque sa grand-maman l’y traînait à l’occasion, mais il n’avait jamais entendu ailleurs le genre de litanie grommelée qu’il percevait maintenant… Ces textes récités machinalement, où à peu près tout le monde connaît à peu près tout les mots, où chacun participe en cherchant à ne pas se démarquer…
Il n’était pas seul à faire le rapprochement. « Veux-tu bien me dire pourquoi on surveille une messe? 
— J’aimerais bien le savoir », concéda Rem pour une fois.
« Paraît que Karl Tobin était un peu… fêlé », dit Djo en agitant une main au niveau de sa tête. « Peut-être que c’est dans la famille… 
— Arrête de dire des conneries. Mike sait ce qu’il fait.
— J’espère, parce que moi, j’en ai aucune idée… » 

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