dimanche 31 juillet 2011

Le Noeud Gordien, épisode 181 : Les disciples, 4e partie

Comme promis, Narcisse et Jean-Baptiste apprirent sur la route de Madrid comment Grégoire avait acquis la fiole à la source de leurs problèmes passés et de leurs espoirs futurs.
Il l’avait achetée d’un mendiant aveugle à Tanger, en 1874. Selon toute apparence, le mendiant ne possédait rien d’autre en ce monde qu’une couverture et un bol à aumônes, mais malgré sa pauvreté absolue, il refusait de s’en départir pour une somme moins que faramineuse. Il disait que sa cécité l’empêchait d’utiliser le liquide efficacement par lui-même et il craignait d’être trahi s’il le confiait à quelqu’un qui le ferait à sa place.
Malgré son insistance, Grégoire n’avait pas réussi à faire baisser le prix demandé d’un sou, mais il avait à tout le moins appris durant leur négociation que le mendiant avait obtenu la fiole d’un mage andalou prénommé Khuzaymah en échange d’une faveur que le mendiant n’avait par ailleurs pas précisée.
La situation ressemblait étrangement à un scénario d’escroquerie, mais l’instinct de Grégoire avait pressenti une opportunité unique. Sachant qu’il pourrait facilement retrouver le mendiant pour lui faire payer une éventuelle fraude, Grégoire avait cédé à la tentation : il avait liquidé tout ce qu’il possédait, mais il avait réussi à amasser l’argent nécessaire au prix de quelques emprunts. Son achat ne l’avait jamais déçu; il avait dû quitter Tanger précipitamment peu de temps après, sa fortune décuplée. Soucieux de créer une distance aussi grande que possible entre les financiers aux dépends desquels il s’était enrichi, il s’était embarqué pour Marseille pour s’établir à Paris quelques mois plus tard.
Après Madrid, Narcisse, Jean-Baptiste et Grégoire s’étaient rendus jusqu’à Cordoue pour suivre la mince piste dont ils disposaient. Jean-Baptiste et Narcisse ne connaissaient de la langue espagnole que ce qu’elle avait de commun avec le français et le latin; avec seulement Grégoire capable d’échanger avec la populace locale, leurs recherches initiales s’en trouvèrent ralenties. Les deux autres s’appliquèrent toutefois à apprendre aussi vite qu’ils le purent.
Ils écumèrent le sud de l’Espagne pendant quelques mois, errant sans trouver, cherchant sans même savoir avec certitude si l’aveugle n’avait pas menti à Grégoire — ou sinon qu’on avait menti à l’aveugle en premier lieu.
Chaque fois qu’ils arrivaient dans l’une des grandes villes andalouses – Murcie, Carthagène, Almería, Grenade et Malaga –, les trois voyageurs dépliaient bagage, se familiarisaient avec les environs puis recherchaient quelque indice de la présence du surnaturel. Ils trouvèrent facilement des vendeurs de remèdes-miracles et des diseuses de bonne aventure, mais rien ne les différenciait de leurs semblables qu’on pouvait trouver partout ailleurs, depuis toujours… Parfois, ils croyaient tenir une piste qui les envoyait dans quelque campagne profonde, mais ils y trouvaient les mêmes guérisseurs de pacotille certes capables d’imposer les mains en priant la Sainte Vierge, mais jamais de produire des prodiges comparables à la fiole – ou même quoi que ce soit capable d’outrepasser le scepticisme de Narcisse.
Ils aboutirent finalement à Séville où ils répétèrent le même manège, de plus en plus abattus par les semaines à chercher un mage pour ne trouver que fumistes et charlatans. Ils n’eurent guère plus de succès cette fois-ci que les précédentes. Grégoire et Jean-Baptiste étaient presque prêts à accepter l’échec avec résignation, mais la ferveur de Narcisse n’apparaissait en rien diminuée. Qu’il trouve ou qu’il ne trouve pas, la recherche lui procurait une sorte d’exaltation qui le rendait infatigable.
Un soir, Narcisse rejoignit ses compagnons en arborant une expression excitée et satisfaite. Il s’assit en disant : « Nous avons commis une erreur qui explique peut-être les échecs que nous avons accumulés jusqu’à présent!
— Vraiment? Et quelle est-elle? », répondit Grégoire pendant qu’il fouillait dans son verre afin  d’y attraper quelque saleté.
« Le liquide dans la fiole renferme une substance prodigieuse qui nous démontre hors de tout doute que quelqu’un, quelque part connaît le secret de sa fabrication…
— Ceci n’est guère une nouveauté : nous le savons depuis des mois!
— Laissez-moi finir. Après avoir obtenu notre preuve, nous avons sillonné l’Andalousie tambour battant pour trouver notre homme…
— Et puis?
— Si le seul indice du surnaturel que nous eussions trouvé est cette fiole qui, par ailleurs, a changé de mains deux fois, c’est que quiconque s’avère capable de pareilles prouesses ne cherche pas la reconnaissance publique…
— Je m’en doute bien », répondit Jean-Baptiste, un peu agacé par tous ces lieux communs. « Où veux-tu en venir? 
— C’est simple : notre erreur est de concentrer nos recherches sur un homme qui ne veut pas se montrer.
— Parbleu! Ça n’est guère une erreur, si c’est lui que nous voulons trouver!
— Nous avons bien vu les résultats de cette approche! Mais plutôt que de chercher un mage qui se cache en demandant ici et là où se cache le mage?, aujourd’hui, j’ai utilisé l’approche inverse…
— Quoi?
— Je suis allé à la messe. » Grégoire et Jean-Baptiste dévisagèrent Narcisse comme s’ils découvraient avoir affaire à un demeuré. Narcisse continua son explication comme si rien n’était. « Je suis arrivé longtemps avant le service, tout sourire, pour dire quelques chapelets. Mon air bonhomme a dû m’attirer la sympathie des locaux, car je pus facilement lier la conversation avec certains d’entre eux… En me débattant pour m’exprimer malgré mon espagnol rudimentaire, je les ai complimentés sur leur piété qui n’a rien de comparable avec celle des Parisiens. Je leur dis : ‘Ah, comme vous êtes chanceux; ici on ne trouve pas un sorcier ou un alchimiste à chaque coin de rue! Je les évite comme la peste lorsque je suis dans ma ville; quel bonheur de n’avoir guère à le faire ici!’
— Quel succès peut-on avoir en déclarant éviter ce que l’on cherche? », demanda Grégoire d’un ton moqueur…
« La nature humaine est telle que lorsqu’un étranger vient afficher la supériorité de son pays, l’habitant se voit contraint de défendre sa contrée… J’ai déjà remarqué que cette tendance se vérifie autant pour les caractéristiques souhaitables que les choses négatives…
— Il est vrai que j’ai déjà entendu le même homme défendre avec autant de véhémence la qualité de l’hospitalité des gens de son canton que la sottise de ses voisins!
— Précisément; celui avec lequel je m’entretenais s’est esclaffé avant de détailler avec empressement tous les lieux et les gens que je devais éviter à Séville.
— A-t-il mentionné le nom de Khuzaymah?
— Non, malheureusement. Mais à défaut de le trouver lui, nous disposons maintenant d’une douzaine de pistes… Je vous parie que l’une d’elle s’avérera plus substantielle que ce que nous avons obtenu à ce jour! »
Grégoire finit par capturer la mouche qui pataugeait dans sa coupe. Il la projeta au loin d’une chiquenaude. Il n’eut pas le temps de savourer sa victoire : Narcisse s’empara de sa coupe pour la vider d’un trait sans que le sourire de la satisfaction n’ait quitté ses lèvres.

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