Elle ressassait ces questions depuis
le jour de son retour dans La Cité où les Maîtres lui avaient appris la mort de
leur aîné. Elle avait longtemps remis à plus tard la possibilité de revenir à
Tanger pour trouver des réponses. Son cul-de-sac théorique avait fini de la
convaincre.
Elle prévoyait interroger
l’impression laissée derrière par Kuhn comme elle l’avait fait pour son père,
puis Karl Tobin. L’expérience était des plus pénibles, mais les résultats en
valaient la chandelle. Avec un peu de chance, elle trouverait quelque indice
pour retracer Tricane – elle n’aurait alors plus besoin du procédé sur lequel
elle bûchait.
Elle fut surprise de trouver la porte
d’entrée verrouillée. Elle se souvenait très bien d’avoir entendu Mandeville
dire qu’elle n’était jamais fermée…
Mais c’était avant qu’on assassine Kuhn. Il était concevable que quelqu’un –
probablement Mandeville, toujours précautionneuse – ait pensé à restreindre
l’accès par des moyens plus conventionnels, en prévision du jour où le procédé
qui dissimulait la maison faillirait. L’intention était bonne, mais Félicia
avait encore besoin d’entrer…
À tout hasard, elle souleva le
paillasson et passa la main sur les rebords avoisinants sans trouver une clé
capable de lui faciliter la vie. Alors qu’elle farfouillait, elle remarqua par
les minces fentes des rideaux que la disposition intérieure avait changé depuis
son départ. Tous les meubles avaient été rassemblés au centre de la pièce avant
d’être recouverts d’une toile blanche. Des outils, des sacs et des bidons
traînaient un peu partout; le papier peint du mur opposé à la fenêtre avait été
à moitié gratté. Quelqu’un avait entrepris de refaire la décoration… Qui?
Il lui restait une solution à tenter
avant de recourir à l’effraction. Félicia retourna devant l’entrée et sonna à
la porte. Après un long silence, elle crut entendre un mouvement à l’intérieur.
Elle sonna à nouveau.
Ça n’est qu’à ce moment qu’elle
pensa que c’était peut-être Tricane qui avait élu domicile sur place, et par le
fait même, s’était emparée de la salle des archives… Elle tendit l’oreille et
retint son souffle, prête à décharger sa préparation paralysante au moindre
signe menaçant.
Elle entendit le bruit
caractéristique d’une serrure, puis d’une porte qui s’ouvrent…
…pour révéler un homme dans la jeune
quarantaine, vêtu d’un simple jean et d’un T-shirt maculé de taches de
peinture. Sa posture laissait croire qu’il était tout aussi prêt que Félicia à
réagir à une confrontation, sans toutefois vouloir la provoquer.
« Yes? », demanda-t-il
avec une prononciation toute française, c’est-à-dire en ignorant complètement
les inflexions propres à l’anglais.
« Je suis… Heu, j’étais une
amie de… De monsieur… j’étais venue ici avant que… Enfin… C’est parce que… L’ancien…
— Cessez de tourner autour du
pot », trancha l’homme en décidant sagement de laisser l’anglais de côté.
« Après tout, vous avez trouvé cette porte. »
C’est vrai : ni elle ni lui
n’auraient pu trouver la maison sans y avoir été invités. « Je m’appelle
Félicia », dit-elle. « J’ai étudié avec Kuhn plus tôt cette année.
— Berthold Latour », dit-il en
lui tendant la main. « Enchanté de faire votre connaissance. »
Félicia avait évidemment entendu parler de lui : c’était l’un des Seize. Malgré
son ton avenant, il demeurait circonspect, sans aucune chaleur.
« L’honneur est pour
moi », répondit-elle néanmoins, en toute sincérité.
« Kuhn est mort », dit-il
d’un ton neutre.
— Je le sais. C’est très triste.
— Si vous le savez, qu’est-ce que
vous venez faire ici?
— Je voulais consulter la salle des
archives », dit-elle. C’était vrai, quoique pas toute la vérité.
« J’ai bien peur que cela ne
soit pas possible.
— Mais pourquoi?
— Parce que je revendique Tanger.
Considérez-vous avertie : vous êtes sur mon territoire. »
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