Il doutait que des ambulanciers
s’aventurent dans le Centre-Sud, encore moins au milieu de la nuit; de toute
manière, des médecins n’auraient probablement pas pu empêcher la détérioration
de son état. Édouard avait besoin d’aide, mais Hoshmand lui-même ne pouvait
rien faire pour lui; il fallait le conduire jusqu’à quelqu’un d’autre. Gordon
ou Avramopoulos pourraient sans doute l’aider. Gordon avait alludé au fait que
Gauss figurait dans ses plans futurs; il verrait peut-être une occasion de les
avancer. Et Hoshmand se rapprocherait encore de son nouvel allié.
Il entra son numéro personnel et
attendit en vain que la connexion s’établisse. Il grogna en réalisant que son
téléphone montrait une réception oscillant entre une barre… et rien du tout.
Il empocha son appareil et entreprit
de soulever le corps d’Édouard. Hoshmand était plus costaud que son embonpoint
pouvait le laisser croire, mais sa force ne suffit pas. Il put le retourner sur
le côté, il put le lever du sol, mais il devint vite évident qu’il ne
réussirait pas à le transporter plus de quelques pas sans risquer de l’échapper :
un corps humain flasque est l’une des choses les plus encombrantes qui soient.
Il tourna en rond comme un animal en
cage, la main sur la bouche. Devait-il partir et le laisser là pour trouver un
véhicule? Quel taxi accepterait de venir jusqu’ici? Non, il lui faudrait emprunter une voiture de gré ou de force
s’il voulait faire quelque chose. Faute de mieux, il retourna prendre le pouls
d’Édouard. Il paraissait encore plus ténu qu’à son arrivée. Une nouvelle vague
d’écume s’était ajoutée à la précédente.
La corneille renchérit sur ses
propres croassements paniqués. Hoshmand éructa « Will you shut up! », et contre toute attente
elle se tut et se contenta de le regarder de ses petits yeux noirs. Maintenant
capable de s’entendre penser, Hoshmand trouva enfin une idée.
Il descendit les marches à la course
et retraça ses pas en espérant trouver ce qu’il cherchait. Il courut jusqu’à
sortir du square; deux intersections plus loin, il aperçut enfin l’objet de sa
quête.
Un sans-abri était couché sur du
carton pour dormir, les bras croisés, dos à la rue. Ses affaires se trouvaient
juste derrière lui en un tas de sacs empilés… dans un chariot d’épicerie.
Il sauta par-dessus le dormeur et se
mit à vider le panier à toute vitesse. Il réalisait trop bien que chaque
seconde perdue rapprochait Gauss de la mort. Plusieurs sacs contenaient des
bouteilles et des cannettes; le bruit eut tôt fait de réveiller leur propriétaire.
« Heille toé! Lâche mes affaires! » Hoshmand continua à vider le
panier sans répondre.
« Lâche mes affaires que j’te
dis! » Le chariot était presque vide. Le bonhomme empoigna deux sacs en
tissus et recula de quelques pas. Il s’agissait sans doute d’objets ayant une
plus grande valeur à ses yeux que le reste.
Il n’avait pas compris que c’était
le contenant qui intéressait Hoshmand, pas le contenu. Il valait mieux clarifier
la situation avant qu’elle ne s’empire. Hoshmand plongea la main dans ses poches.
Il ne lui restait que trente-deux dollars qu’il lui tendit.
« Tiens, pour le chariot.
— Garde ton argent sale! C’est mon
panier! » Hoshmand avait cru que l’argent était le passe-partout auprès de
cette engeance. Il aurait voulu ne pas s’être trompé maintenant.
Il sortit son arme. « Tasse-toi
de mon chemin. » Puis, après une hésitation : « Prends
l’argent. » Le clochard obéit doublement. Hoshmand put pousser le chariot
vers le square en se disant qu’il venait de commettre ce qui serait
possiblement le vol à main armée le plus pathétique de l’histoire.
Il monta à l’étage et tenta à
nouveau de porter Édouard à l’épaulée. Encouragé par l’idée qu’il ne le
soulèverait que brièvement, il tendit tous les muscles de son corps et descendit
les marches en tentant de trouver le juste milieu entre prudence et empressement.
Il dut déposer Édouard en bas des
marches pour souffler un peu. Alors qu’il massait les muscles de ses épaules
durement mises à l’épreuve, Hoshmand entendit un bruit à l’extérieur – le
bourdonnement métallique d’un chariot qui roule. Il se précipita à l’extérieur
pour découvrir que son ancien propriétaire avait profité de son absence pour
remettre la main dessus. Il était déjà quarante mètres plus loin.
« Hey! Stop!
— Fuck you! »
Hoshmand prit son arme et tira dans
les airs. La détonation réussit là où la menace seule avait échoué : le
sans-abri prit la tangente pour disparaître dans la ruelle la plus proche. Si
son chariot valait plus de 32 dollars à ses yeux, à tout le moins devait-il
penser que sa vie valait davantage.
Hoshmand ramena le chariot. Son
intention était de lever Édouard de manière à le déposer dans le panier sans le
blesser, mais l’opération s’avérait plus difficile que négocier un escalier. Alors
qu’il le portait à bout de bras en tentant de stabiliser le panier avec ses
pieds, quelque chose dans son dos céda. Édouard chut dans le chariot; sa nuque
heurta le rebord du panier; tout son poids tomba sur son bras gauche, plié
derrière son dos. Une jambe sortait de l’avant du panier et pendait dans le
vide.
La corneille les avait suivis en
marchant silencieusement derrière eux, mais en voyant Édouard tomber comme un
fagot, elle se remit à croasser bruyamment. Il crut presque qu’elle allait l’attaquer.
Hoshmand essaya de pousser le
panier, mais une douleur vive lui scia le bas du dos. Le corps d’Édouard était maintenant
sur roulettes, mais à tout prendre, ils étaient à peine plus avancés.
Et le cœur d’Édouard, déjà
déficient, continuait de faiblir à chaque minute…
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