dimanche 23 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 239 : Urgence, 2e partie

Hoshmand ne pouvait plus pousser le chariot sans ressentir une douleur aigüe comme un coup de poignard dans le bas du dos. À force de tâtonner, il finit par découvrir qu’il pouvait toutefois tirer; il souffrait quand même, mais c’était considérablement moins qu’en poussant. Il mit le cap plein nord. L’état des rues était catastrophique. Il dut naviguer en évitant les nids-de-poule; si une de ses roues venait s’enchâsser dans l’un d’eux, il était trop conscient qu’il ne pourrait pas la ressortir par lui-même.
Le square investi par Virkkunen et Avramopoulos avait été choisi parce qu’il se trouvait en plein Centre-Sud, mais aussi parce qu’il se trouvait à la lisière du quartier, un trait d’union avec le reste de la ville, une tête de pont pour le repeupler. À son rythme laborieux, il calculait qu’il lui faudrait tout de même quinze à vingt minutes pour rejoindre le Centre… Pour peu qu’aucun pépin ne vienne s’ajouter.
À chaque nouveau carrefour, il consulta son téléphone dans l’espoir de voir la réception s’améliorer. Il s’en était souvent servi dans le quartier, et bien plus loin qu’ici. Il avait fallu qu’une défaillance le prive de réseau au moment où il en avait le plus besoin…
Lorsqu’il vit une deuxième barre apparaître en haut de son écran, il se dépêcha d’appeler Gordon. Sans préambule ni message, le bip caractéristique d’un répondeur se fit entendre. Nuts. « C’est Hoshmand. J’ai une urgence. Rappelle-moi. »
Une voiture avait été stationnée non loin. Le courageux avait bravé la réputation du coin pour se stationner à peu de frais – l’opération avait eu l’effet inverse : sa voiture était posée sur quatre blocs, ses roues enlevées; son pare-brise et la fenêtre d’une portière avaient été fracassés. Des graffitis avaient été peints à peu près partout. Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une voiture en meilleur état bientôt. Il espérait que son dos n’entrave pas trop les manœuvres qui seraient nécessaires pour l’emprunter.
Gauss fut traversé d’un spasme assez fort pour secouer le panier. Hoshmand retint son souffle, mais la crise ne dura pas. Le pouls de Gauss avait encore diminué jusqu’à devenir presque imperceptible. Il restait peu de…
Son téléphone sonna. Il sursauta; son mouvement brusque joua dans sa blessure. Une marée de douleur le traversa de part en part. Il répondit, les dents serrées.
« C’est Gordon.
— Gordon. J’ai trouvé Gauss dans le Centre-Sud. Il ne va pas bien. », dit Hoshmand en massant ses reins.  
« Est-ce qu’il est blessé?
— Non. Je pense… je pense que c’est un contrecoup. » Silence de l’autre côté. « Gordon? »
Le téléphone affichait à nouveau un signal nul. « Si tu m’entends, je suis en direction nord. Je vais bientôt déboucher sur St-Martin. »
Effectivement, deux coins de rue plus tard, il arrivait sur le boulevard désert qui séparait cette section du Centre-Sud du reste de la ville.
Gauss fut secoué d’un nouveau spasme alors qu’ils se trouvaient au beau milieu de la voie. Ce mouvement fut beaucoup plus violent que le précédent. Il toussa violemment, projetant du coup un nuage de spume tachetée de sang. Sa respiration peu profonde mais calme devint hachurée, laborieuse, puis parut cesser. L’écume ne frémissait plus; ses yeux étaient encore plus vitreux que lorsqu’il l’avait trouvé. J’ai tout fait pour rien, pensa Hoshmand. Il soupira profondément. Son temps passé à filer Gauss lui avait montré qu’il s’agissait d’un homme déterminé, consciencieux, honorable, bref qui se distinguait de la majorité des autres hommes, mais aussi de plusieurs initiés. Quelle perte inutile. Quel gâchis.
Il avança la main pour clore les paupières de Gauss. Une ombre noire s’interposa au geste solennel; Hoshmand sursauta encore – avec le même effet que la fois d’avant. C’était cette damnée corneille, revenue à la charge. Elle se posa sur la poitrine de Gauss et ouvrit les ailes comme pour bloquer Hoshmand. Il fit un pas en arrière. Dès qu’il s’éloigna, la corneille se mit à picorer l’écume. Chose étrange, elle la crachait ensuite sur le côté.
Était-ce une manifestation synchrone? Pouvait-il voir les signes du destin sans l’acuité? « Rien à perdre d’essayer », se dit Hoshmand à voix haute. La corneille sembla répondre d’un croassement.
Il plaça le chariot de manière à accoter ses roues contre une chaîne de trottoir. Lorsqu’il tira le panier, le trottoir eut l’effet d’un levier. Le chariot bascula sur le côté, le corps de Gauss avec lui.
Hoshmand vida la bouche de Gauss en la fouillant de son index, puis il entreprit de lui faire le bouche-à-bouche, le nez plissé. L’écume goûtait la bile et le vinaigre et la maladie, mais Hoshmand persista tout en sachant qu’il ne pourrait faire rien de mieux pour le malheureux. À défaut de magie, il aurait besoin d’un miracle. 

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