Le square investi par Virkkunen et
Avramopoulos avait été choisi parce qu’il se trouvait en plein Centre-Sud, mais
aussi parce qu’il se trouvait à la lisière du quartier, un trait d’union avec
le reste de la ville, une tête de pont pour le repeupler. À son rythme
laborieux, il calculait qu’il lui faudrait tout de même quinze à vingt minutes
pour rejoindre le Centre… Pour peu qu’aucun pépin ne vienne s’ajouter.
À chaque nouveau carrefour, il
consulta son téléphone dans l’espoir de voir la réception s’améliorer. Il s’en
était souvent servi dans le quartier, et bien plus loin qu’ici. Il avait fallu
qu’une défaillance le prive de réseau au moment où il en avait le plus besoin…
Lorsqu’il vit une deuxième barre
apparaître en haut de son écran, il se dépêcha d’appeler Gordon. Sans préambule
ni message, le bip caractéristique d’un répondeur se fit entendre. Nuts. « C’est Hoshmand. J’ai une
urgence. Rappelle-moi. »
Une voiture avait été stationnée non
loin. Le courageux avait bravé la réputation du coin pour se stationner à peu
de frais – l’opération avait eu l’effet inverse : sa voiture était posée
sur quatre blocs, ses roues enlevées; son pare-brise et la fenêtre d’une
portière avaient été fracassés. Des graffitis avaient été peints à peu près
partout. Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une voiture en meilleur
état bientôt. Il espérait que son dos n’entrave pas trop les manœuvres qui
seraient nécessaires pour l’emprunter.
Gauss fut traversé d’un spasme assez
fort pour secouer le panier. Hoshmand retint son souffle, mais la crise ne dura
pas. Le pouls de Gauss avait encore diminué jusqu’à devenir presque
imperceptible. Il restait peu de…
Son téléphone sonna. Il sursauta;
son mouvement brusque joua dans sa blessure. Une marée de douleur le traversa
de part en part. Il répondit, les dents serrées.
« C’est Gordon.
— Gordon. J’ai trouvé Gauss dans le
Centre-Sud. Il ne va pas bien. », dit Hoshmand en massant ses reins.
« Est-ce qu’il est blessé?
— Non. Je pense… je pense que c’est
un contrecoup. » Silence de l’autre côté. « Gordon? »
Le téléphone affichait à nouveau un
signal nul. « Si tu m’entends, je suis en direction nord. Je vais bientôt
déboucher sur St-Martin. »
Effectivement, deux coins de rue
plus tard, il arrivait sur le boulevard désert qui séparait cette section du Centre-Sud
du reste de la ville.
Gauss fut secoué d’un nouveau spasme
alors qu’ils se trouvaient au beau milieu de la voie. Ce mouvement fut beaucoup
plus violent que le précédent. Il toussa violemment, projetant du coup un nuage
de spume tachetée de sang. Sa respiration peu profonde mais calme devint hachurée,
laborieuse, puis parut cesser. L’écume ne frémissait plus; ses yeux étaient
encore plus vitreux que lorsqu’il l’avait trouvé. J’ai tout fait pour rien, pensa Hoshmand. Il soupira profondément. Son temps passé à filer Gauss lui avait
montré qu’il s’agissait d’un homme déterminé, consciencieux, honorable, bref
qui se distinguait de la majorité des autres hommes, mais aussi de plusieurs
initiés. Quelle perte inutile. Quel gâchis.
Il avança la main pour clore les
paupières de Gauss. Une ombre noire s’interposa au geste solennel; Hoshmand
sursauta encore – avec le même effet que la fois d’avant. C’était cette damnée
corneille, revenue à la charge. Elle se posa sur la poitrine de Gauss et ouvrit
les ailes comme pour bloquer Hoshmand. Il fit un pas en arrière. Dès qu’il
s’éloigna, la corneille se mit à picorer l’écume. Chose étrange, elle la
crachait ensuite sur le côté.
Était-ce une manifestation
synchrone? Pouvait-il voir les signes du destin sans l’acuité? « Rien à
perdre d’essayer », se dit Hoshmand à voix haute. La corneille sembla
répondre d’un croassement.
Il plaça le chariot de manière à
accoter ses roues contre une chaîne de trottoir. Lorsqu’il tira le panier, le
trottoir eut l’effet d’un levier. Le chariot bascula sur le côté, le corps de
Gauss avec lui.
Hoshmand vida la bouche de Gauss en
la fouillant de son index, puis il entreprit de lui faire le bouche-à-bouche,
le nez plissé. L’écume goûtait la bile et le vinaigre et la maladie, mais
Hoshmand persista tout en sachant qu’il ne pourrait faire rien de mieux pour le
malheureux. À défaut de magie, il aurait besoin d’un miracle.
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