dimanche 2 octobre 2016

Le Nœud Gordien, Épisode 440 : La séductrice, 1re partie

Le rêve de Szasz avait pris du temps avant de se réaliser, mais il y était enfin : il se trouvait fermement en contrôle de l’ancien clan Lytvyn.
Sa trajectoire n’avait pas été une ligne droite, mais une série de zigzags. Le point tournant s’était présenté lorsque Mélanie Tremblay avait sollicité son aide. Leur alliance avait été féconde au-delà de ses rêves les plus fous.
Il fallait reconnaître que si on mesurait leur position respective par les bénéfices qu’ils engrangeaient, il aurait été le numéro deux, loin derrière Tremblay, dont les opérations s’avéraient bien plus lucrative que celles qu’il pilotait. Elle naviguait en experte les univers intangibles de la finance et de la politique, tandis qu’il s’affairait dans le monde matériel, tangible et salissant. Ç’aurait toutefois été une erreur de croire que ces deux domaines étaient indépendants. Leur alliance fonctionnait au contraire dans la complémentarité, parce qu’ils savaient se coordonner autant qu’un couple de danseurs.
Par exemple… Les contacts de Szasz à l’international pouvaient mettre la main sur une cargaison potentiellement lucrative.
Mélanie Tremblay trouvait une façon de les faire entrer au pays – elle avait hérité du carnet d’adresse de Batakovic, cadeau que lui avait fait Jean Smith avant sa disparition subite.
Szasz prenait alors le relais pour acheminer la marchandise jusqu’à La Cité, puis veillait à sa distribution. Ce n’était pas une mince affaire : il fallait coordonner des hommes qui, chacun, géraient les propres agents. Le produit passait de main en main jusqu’à la base, le consommateur; l’argent remontait ensuite jusqu’au sommet. Chaque échelon empochait sa juste part, et le manège pouvait recommencer.
L’histoire ne finissait cependant pas là : Mélanie Tremblay était passée maître dans l’art de transformer l’argent sale en fonds légitimes qu’elle faisait fructifier encore par la suite. Même au temps de Lytvyn, Szasz n’avait jamais été aussi riche.
Il en avait profité pour faire du 1587, 9e avenue son quartier général. Le salon de massage opérait toujours au rez-de-chaussée; il avait toutefois acheté le reste de la bâtisse et rénové les deux étages supérieurs. Il avait troqué son bureau pour une pièce plus grande au premier. Il avait fait construire une pièce secrète, cachée derrière une étagère, où il avait planqué un arsenal et un coffre-fort assez bien garni pour parer aux imprévus. Une grande pièce servait de salon et de salle de réunion. Szasz y avait fait installer un bar, une table de billard et un cinéma maison. Il disposait même de quelques chambres où il pouvait planquer ses hommes au besoin. Il s’en servait surtout lorsque ses affaires le gardaient en ville jusqu’à des heures impossibles… Ou pour s’offrir une petite pause avec l’une de ses poulettes.
Bref, de retour au sommet, Szasz était convaincu de pouvoir y rester. La Cité semblait enfin avoir trouvé un certain équilibre. Ce qui restait des motards et des gangs de rue se tenait tranquille, heureux de pouvoir s’approvisionner auprès de ses réseaux; le seul autre gang en ville capable de rivaliser avec le sien semblait satisfait de sa chasse gardée de l’Ouest et de la Petite-Méditerranée. Fusco était pacifiste, pour un mafioso. Szasz était bien content de le laisser tranquille, pour peu qu’il fasse pareil.
Il écoutait un match de basket en rediffusion lorsque Gen monta à l’étage faire son rapport de fin de journée. Comme c’était son habitude, elle s’assit au bar, se versa un verre de blanc et entreprit de se rouler un joint. Durant un arrêt du jeu, sans quitter l’écran des yeux, Szasz demanda : « Pis, les affaires?
— Correct, sans plus. Mélissa ne s’est pas présentée.
— Encore? Elle, on la flushe.
— C’est déjà fait. J’ai eu des nouvelles de mon espionne au Spa Deluxe.
— Ah ouais?
— C’est comme je pensais : Labrecque s’en met plein les poches. On lui fait peur, ou on lui fait mal?
— D’abord l’un, puis l’autre. Le tabarnak. Il m’a supplié pour cette job-là, pis c’est comme ça qu’il me remercie? »
Gen avait assumé la gérance des business de Szasz depuis que ses nouvelles fonctions le retenaient ailleurs. Elle n’avait pas accepté la position sans négocier : elle avait entre autres fait valoir qu’elle était seule à s’occuper de ses enfants. Le salaire que Szasz lui avait offert – incluant des bonus au rendement – lui permettait désormais d’avoir quelqu’un à la maison en permanence. Chaque sou qu’il lui versait en valait la peine : c’était elle qui avait détecté les étrangetés dans les revenus du Deluxe; c’était elle qui avait eu l’idée d’envoyer l’une des filles du 1587 pour en savoir plus.
Geneviève alluma son joint et alla s’assoir à côté de Szasz. Elle le lui tendit. « Oh, j’avais oublié : y’a une fille qui est passée tantôt. Elle a demandé à te voir. Je lui ai dit que tu n’étais pas là.
— Elle se cherchait du travail?
— Non, c’est une de tes anciennes. Megan… »
Szasz s’étouffa. Celle-là, il l’avait complètement perdue de vue. Il avait encore sur le cœur le fait qu’une balle perdue l’ait privé de la fin de ses dix-huit ans. Il était curieux de savoir ce qu’elle était devenue depuis leur dernière rencontre, pendant sa convalescence. « Est-ce qu’elle a laissé un numéro? Une adresse?
— Non. Mais elle a dit qu’elle s’en allait prendre un verre au centre-ville…
— Est-ce qu’elle a dit où? »
Gen mordilla sa lèvre inférieure, un peu gênée. « Oui, mais je ne m’en souviens plus…
Come on, réfléchis!
— C’était un nom japonais…
— C’est tout ce qu’il me fallait. Thanks. » Il prit une dernière bouffée puis alla enfiler son manteau. Il savait qu’il trouverait Megan dans le Centre… Au même bar où ils s’étaient rencontrés pour la première fois.

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