Le rêve de Szasz avait
pris du temps avant de se réaliser, mais il y était enfin : il se trouvait
fermement en contrôle de l’ancien clan Lytvyn.
Sa trajectoire n’avait
pas été une ligne droite, mais une série de zigzags. Le point tournant s’était
présenté lorsque Mélanie Tremblay avait sollicité son aide. Leur alliance avait
été féconde au-delà de ses rêves les plus fous.
Il fallait reconnaître
que si on mesurait leur position respective par les bénéfices qu’ils
engrangeaient, il aurait été le numéro deux, loin derrière Tremblay, dont les
opérations s’avéraient bien plus lucrative que celles qu’il pilotait. Elle
naviguait en experte les univers intangibles de la finance et de la politique,
tandis qu’il s’affairait dans le monde matériel, tangible et salissant.
Ç’aurait toutefois été une erreur de croire que ces deux domaines étaient
indépendants. Leur alliance fonctionnait au contraire dans la complémentarité,
parce qu’ils savaient se coordonner autant qu’un couple de danseurs.
Par exemple… Les
contacts de Szasz à l’international pouvaient mettre la main sur une cargaison potentiellement
lucrative.
Mélanie Tremblay
trouvait une façon de les faire entrer au pays – elle avait hérité du carnet
d’adresse de Batakovic, cadeau que lui avait fait Jean Smith avant sa
disparition subite.
Szasz prenait alors le
relais pour acheminer la marchandise jusqu’à La Cité, puis veillait à sa
distribution. Ce n’était pas une mince affaire : il fallait coordonner des
hommes qui, chacun, géraient les propres agents. Le produit passait de main en
main jusqu’à la base, le consommateur; l’argent remontait ensuite jusqu’au
sommet. Chaque échelon empochait sa juste part, et le manège pouvait
recommencer.
L’histoire ne
finissait cependant pas là : Mélanie Tremblay était passée maître dans
l’art de transformer l’argent sale en fonds légitimes qu’elle faisait
fructifier encore par la suite. Même au temps de Lytvyn, Szasz n’avait jamais
été aussi riche.
Il en avait profité pour
faire du 1587, 9e avenue son quartier général. Le salon de massage
opérait toujours au rez-de-chaussée; il avait toutefois acheté le reste de la
bâtisse et rénové les deux étages supérieurs. Il avait troqué son bureau pour
une pièce plus grande au premier. Il avait fait construire une pièce secrète,
cachée derrière une étagère, où il avait planqué un arsenal et un coffre-fort
assez bien garni pour parer aux imprévus. Une grande pièce servait de salon et
de salle de réunion. Szasz y avait fait installer un bar, une table de billard
et un cinéma maison. Il disposait même de quelques chambres où il pouvait
planquer ses hommes au besoin. Il s’en servait surtout lorsque ses affaires le
gardaient en ville jusqu’à des heures impossibles… Ou pour s’offrir une petite
pause avec l’une de ses poulettes.
Bref, de retour au
sommet, Szasz était convaincu de pouvoir y rester. La Cité semblait enfin avoir
trouvé un certain équilibre. Ce qui restait des motards et des gangs de rue se
tenait tranquille, heureux de pouvoir s’approvisionner auprès de ses réseaux;
le seul autre gang en ville capable de rivaliser avec le sien semblait
satisfait de sa chasse gardée de l’Ouest et de la Petite-Méditerranée. Fusco
était pacifiste, pour un mafioso. Szasz était bien content de le laisser
tranquille, pour peu qu’il fasse pareil.
Il écoutait un match
de basket en rediffusion lorsque Gen monta à l’étage faire son rapport de fin
de journée. Comme c’était son habitude, elle s’assit au bar, se versa un verre
de blanc et entreprit de se rouler un joint. Durant un arrêt du jeu, sans
quitter l’écran des yeux, Szasz demanda : « Pis, les affaires?
— Correct, sans plus.
Mélissa ne s’est pas présentée.
— Encore? Elle, on la flushe.
— C’est déjà fait.
J’ai eu des nouvelles de mon espionne au Spa Deluxe.
— Ah ouais?
— C’est comme je
pensais : Labrecque s’en met plein les poches. On lui fait peur, ou on lui
fait mal?
— D’abord l’un, puis
l’autre. Le tabarnak. Il m’a supplié pour cette job-là, pis c’est comme ça
qu’il me remercie? »
Gen avait assumé la
gérance des business de Szasz depuis que ses nouvelles fonctions le retenaient
ailleurs. Elle n’avait pas accepté la position sans négocier : elle avait
entre autres fait valoir qu’elle était seule à s’occuper de ses enfants. Le
salaire que Szasz lui avait offert – incluant des bonus au rendement – lui
permettait désormais d’avoir quelqu’un à la maison en permanence. Chaque sou
qu’il lui versait en valait la peine : c’était elle qui avait détecté les
étrangetés dans les revenus du Deluxe; c’était elle qui avait eu l’idée d’envoyer
l’une des filles du 1587 pour en savoir plus.
Geneviève alluma son
joint et alla s’assoir à côté de Szasz. Elle le lui tendit. « Oh, j’avais
oublié : y’a une fille qui est passée tantôt. Elle a demandé à te voir. Je
lui ai dit que tu n’étais pas là.
— Elle se cherchait du
travail?
— Non, c’est une de
tes anciennes. Megan… »
Szasz s’étouffa.
Celle-là, il l’avait complètement perdue de vue. Il avait encore sur le cœur le
fait qu’une balle perdue l’ait privé de la fin de ses dix-huit ans. Il était
curieux de savoir ce qu’elle était devenue depuis leur dernière rencontre,
pendant sa convalescence. « Est-ce qu’elle a laissé un numéro? Une
adresse?
— Non. Mais elle a dit
qu’elle s’en allait prendre un verre au centre-ville…
— Est-ce qu’elle a dit
où? »
Gen mordilla sa lèvre
inférieure, un peu gênée. « Oui, mais je ne m’en souviens plus…
— Come on, réfléchis!
— C’était un nom
japonais…
— C’est tout ce qu’il
me fallait. Thanks. » Il prit
une dernière bouffée puis alla enfiler son manteau. Il savait qu’il trouverait
Megan dans le Centre… Au même bar où ils s’étaient rencontrés pour la première
fois.
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