Chaque fois qu’Édouard
retournait chez lui, il pensait à déménager.
Depuis que Geneviève avait
assumé la garde de ses filles, on pouvait à peine dire qu’il vivait dans son
petit appartement décrépit. L’endroit lui servait tout au plus de garde-robe et
de gîte du passant.
Lorsqu’il visitait
Félicia, il se sentait chez lui – c’était, après tout, son ancienne maison. Il
comprenait toutefois qu’aménager avec elle aurait été une erreur. Leur relation
allait bien, vraiment bien, mais il ne pouvait faire abstraction qu’elle était
encore loin de la trentaine… Que pouvait-il prétendre comprendre de sa
génération, sinon qu’on supposait chez elle un culte de l’instantanéité, une
propension au jetable, une réticence à encaisser le banal? De plus – surtout –,
les allusions de Félicia laissaient entendre que ses histoires passées
s’étaient mesurées en jours et en heures plutôt qu’en années et en mois. Si
elle décidait qu’il l’ennuyait, qu’un autre était plus intéressant, ou,
simplement, qu’elle ne voulait plus de lui… Bref, il valait mieux qu’il
conserve un espace à lui.
Il s’était juré qu’une
fois millionnaire, il s’attellerait à la tâche. Maintenant que la Fondation
Randall James avait tenu sa promesse, en principe, rien ne l’empêchait de
déplier bagages dans un endroit plus accueillant… Sinon le manque de temps.
Entre ses tâches à l’Agora, ses enquêtes secrètes et le projet d’émission
spéciale qui continuait à prendre forme, il lui restait bien peu de marge de manœuvre.
Chaque fois qu’il
entrait dans cet appartement qui, dès le premier jour, se voulait une solution temporaire,
il se répétait donc va falloir que je
déménage…
Chaque fois… Sauf
celle-ci.
Le simple fait de
glisser la clé dans la serrure ouvrit la porte : rien ne la retenait
fermée. L’avait-il laissée ouverte? Avait-il été cambriolé? La volonté de
savoir l’emporta sur la prudence. Il passa le seuil à pas de loup.
La voix d’un lecteur
de nouvelles s’élevait du téléviseur. Absolument certain que l’appareil était
éteint à son départ, il y vit un premier signe clair d’intrusion. À tout le moins,
l’appartement n’avait pas été saccagé ou pillé : rien dans la cuisine ou
dans son coin bureau n’avait été déplacé.
Un bruit le fit
sursauter. Quelque chose avait bruissé à quelques pas de lui, dans la portion
de la salle de séjour qui demeurait hors de son champ de vision. Il s’avança
pour découvrir Gordon sur le sofa, un verre à la main, comme s’il avait été
chez lui.
« Je ne savais
pas que tu aimais le scotch, dit-il en fermant la télévision.
— Qu’est-ce que tu
fais ici? J’ai failli mourir de peur. »
Gordon fit tourner le
scotch dans son verre avant de le porter à son nez. « Je comprends tout à
fait. C’est traumatisant, n’est-ce pas, de découvrir que quelqu’un s’est
introduit dans un lieu qu’on croyait privé, sécurisé… » Il déposa le verre
et se leva. « À propos : mon laboratoire secret a justement été l’objet
d’un cambriolage. Tu sais, le souterrain où nous avons travaillé ton premier
procédé émergeant? Tiens, maintenant que je le mentionne… la seule disparition
dans mon matériel correspondait aux ingrédients nécessaires pour l’accomplir. »
Il se tut et scruta
Édouard, qui se sentit rougir bien malgré lui. « Tu penses que je serais
assez maladroit pour m’incriminer comme ça?
— Peut-être bien. Je
ne vois pas d’autres explications. Après tout, c’est ton procédé. Nous sommes
seuls à le connaître, n’est-ce pas?
— Avec tous ces
télépathes qui courent la ville… Peut-être que l’un d’eux a lu la recette dans
ma tête. À moins que quelqu’un nous manipule. »
Gordon le scruta,
dubitatif. « Tu jures que tu ne t’es pas introduit dans mon sanctuaire en
mon absence? »
Édouard avait déjà
considéré la possibilité que les Maîtres disposent de procédés capables de
détecter le mensonge. Jusqu’à présent, il était resté évasif; la question
directe de Gordon l’acculait toutefois au pied du mur. Il fallait
contre-attaquer. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu connaissais mon
frère? »
Gordon hésita.
« Mes condoléances pour Philippe. Ce n’est jamais facile de perdre un
proche.
— Tu n’as pas répondu
à ma question.
— Tu n’as pas répondu
à la mienne.
— Gordon, as-tu tué
Philippe?
— Non.
— As-tu créé l’Orgasmik?,
demanda-t-il du tac au tac.
— Je ne suis pas venu
ici pour subir un interrogatoire. Avec toutes ces questions, c’est à se
demander si tu n’as pas recommencé à travailler pour CitéMédia… » Nouveau
silence malaisé sous le regard perçant du Maître. « Tu t’es infiltré dans mon
sanctuaire, tu m’as volé du matériel, tu me mens effrontément. Tout cela
suffirait à te faire châtier, peut-être même exclure de notre communauté. Comptes-toi
chanceux que je préfère continuer à garder notre rapport secret. Ne te mêle
plus de mes affaires. Cette fois, je me contenterai d’un avertissement, par
égard pour Félicia. Il n’y en aura pas d’autres. Ai-je été clair? »
Édouard ne savait pas
quoi répondre, comment réagir. Il choisit donc de s’emmurer dans le silence.
Gordon ajusta les pans de son veston et s’en alla. Ce n’est qu’après avoir
entendu la porte claquer qu’Édouard laissa libre cours à ses émotions.
D’abord, une marée
montante de panique. Qu’est-ce que Gordon savait de sa vie secrète? En alludant
à CitéMédia, voulait-il souligner qu’il était au courant pour la révélation qu’il
préparait?
Édouard ressentait
aussi une grande part d’indignation d’avoir été envahi ainsi. De plus, il était
de plus en plus certain que Gordon était impliqué dans le décès de Philippe. Même
s’il n’avait pas appuyé sur la gâchette, avec le bon procédé, il n’en aurait
pas eu besoin.
Comme jamais
auparavant, Édouard réalisa dans quel pétrin il s’était mis. Si Gordon avait
effectivement éliminé Philippe, son propre initié, son ancien complice, il
n’hésiterait pas un instant pour lui faire la même chose.
Il avait présumé
qu’une fois le chat sorti du sac, il pourrait jouir d’une certaine impunité,
dans la mesure où sa disparition serait vue comme une confirmation fracassante
de ses allégations. Si Gordon décidait de lui couper l’herbe sous le pied avant
la diffusion de son scoop, il se retrouverait démuni, sans défense ni recours…
Édouard agrippa le
scotch que Gordon avait laissé derrière. Il le vida d’un trait. La chaleur de
l’alcool le fit toussoter; le liquide brûlant traça son chemin jusqu’à son
estomac. Une fois la vague passée, il se sentit moins terrorisé, à défaut
d’être plus calme.
Si je veux survivre à cette histoire, se dit-il, j’ai besoin de préparer la suite.
Il versa un autre
verre, ses pensées se bousculant à toute vitesse.
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