dimanche 13 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 446 : Intrusion

Chaque fois qu’Édouard retournait chez lui, il pensait à déménager.
Depuis que Geneviève avait assumé la garde de ses filles, on pouvait à peine dire qu’il vivait dans son petit appartement décrépit. L’endroit lui servait tout au plus de garde-robe et de gîte du passant.
Lorsqu’il visitait Félicia, il se sentait chez lui – c’était, après tout, son ancienne maison. Il comprenait toutefois qu’aménager avec elle aurait été une erreur. Leur relation allait bien, vraiment bien, mais il ne pouvait faire abstraction qu’elle était encore loin de la trentaine… Que pouvait-il prétendre comprendre de sa génération, sinon qu’on supposait chez elle un culte de l’instantanéité, une propension au jetable, une réticence à encaisser le banal? De plus – surtout –, les allusions de Félicia laissaient entendre que ses histoires passées s’étaient mesurées en jours et en heures plutôt qu’en années et en mois. Si elle décidait qu’il l’ennuyait, qu’un autre était plus intéressant, ou, simplement, qu’elle ne voulait plus de lui… Bref, il valait mieux qu’il conserve un espace à lui.
Il s’était juré qu’une fois millionnaire, il s’attellerait à la tâche. Maintenant que la Fondation Randall James avait tenu sa promesse, en principe, rien ne l’empêchait de déplier bagages dans un endroit plus accueillant… Sinon le manque de temps. Entre ses tâches à l’Agora, ses enquêtes secrètes et le projet d’émission spéciale qui continuait à prendre forme, il lui restait bien peu de marge de manœuvre.
Chaque fois qu’il entrait dans cet appartement qui, dès le premier jour, se voulait une solution temporaire, il se répétait donc va falloir que je déménage
Chaque fois… Sauf celle-ci.
Le simple fait de glisser la clé dans la serrure ouvrit la porte : rien ne la retenait fermée. L’avait-il laissée ouverte? Avait-il été cambriolé? La volonté de savoir l’emporta sur la prudence. Il passa le seuil à pas de loup.
La voix d’un lecteur de nouvelles s’élevait du téléviseur. Absolument certain que l’appareil était éteint à son départ, il y vit un premier signe clair d’intrusion. À tout le moins, l’appartement n’avait pas été saccagé ou pillé : rien dans la cuisine ou dans son coin bureau n’avait été déplacé.
Un bruit le fit sursauter. Quelque chose avait bruissé à quelques pas de lui, dans la portion de la salle de séjour qui demeurait hors de son champ de vision. Il s’avança pour découvrir Gordon sur le sofa, un verre à la main, comme s’il avait été chez lui.
« Je ne savais pas que tu aimais le scotch, dit-il en fermant la télévision.
— Qu’est-ce que tu fais ici? J’ai failli mourir de peur. »
Gordon fit tourner le scotch dans son verre avant de le porter à son nez. « Je comprends tout à fait. C’est traumatisant, n’est-ce pas, de découvrir que quelqu’un s’est introduit dans un lieu qu’on croyait privé, sécurisé… » Il déposa le verre et se leva. « À propos : mon laboratoire secret a justement été l’objet d’un cambriolage. Tu sais, le souterrain où nous avons travaillé ton premier procédé émergeant? Tiens, maintenant que je le mentionne… la seule disparition dans mon matériel correspondait aux ingrédients nécessaires pour l’accomplir. »
Il se tut et scruta Édouard, qui se sentit rougir bien malgré lui. « Tu penses que je serais assez maladroit pour m’incriminer comme ça?
— Peut-être bien. Je ne vois pas d’autres explications. Après tout, c’est ton procédé. Nous sommes seuls à le connaître, n’est-ce pas?
— Avec tous ces télépathes qui courent la ville… Peut-être que l’un d’eux a lu la recette dans ma tête. À moins que quelqu’un nous manipule. »
Gordon le scruta, dubitatif. « Tu jures que tu ne t’es pas introduit dans mon sanctuaire en mon absence? »
Édouard avait déjà considéré la possibilité que les Maîtres disposent de procédés capables de détecter le mensonge. Jusqu’à présent, il était resté évasif; la question directe de Gordon l’acculait toutefois au pied du mur. Il fallait contre-attaquer. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu connaissais mon frère? »
Gordon hésita. « Mes condoléances pour Philippe. Ce n’est jamais facile de perdre un proche.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Tu n’as pas répondu à la mienne.
— Gordon, as-tu tué Philippe?
— Non.
— As-tu créé l’Orgasmik?, demanda-t-il du tac au tac.
— Je ne suis pas venu ici pour subir un interrogatoire. Avec toutes ces questions, c’est à se demander si tu n’as pas recommencé à travailler pour CitéMédia… » Nouveau silence malaisé sous le regard perçant du Maître. « Tu t’es infiltré dans mon sanctuaire, tu m’as volé du matériel, tu me mens effrontément. Tout cela suffirait à te faire châtier, peut-être même exclure de notre communauté. Comptes-toi chanceux que je préfère continuer à garder notre rapport secret. Ne te mêle plus de mes affaires. Cette fois, je me contenterai d’un avertissement, par égard pour Félicia. Il n’y en aura pas d’autres. Ai-je été clair? »
Édouard ne savait pas quoi répondre, comment réagir. Il choisit donc de s’emmurer dans le silence. Gordon ajusta les pans de son veston et s’en alla. Ce n’est qu’après avoir entendu la porte claquer qu’Édouard laissa libre cours à ses émotions.
D’abord, une marée montante de panique. Qu’est-ce que Gordon savait de sa vie secrète? En alludant à CitéMédia, voulait-il souligner qu’il était au courant pour la révélation qu’il préparait?
Édouard ressentait aussi une grande part d’indignation d’avoir été envahi ainsi. De plus, il était de plus en plus certain que Gordon était impliqué dans le décès de Philippe. Même s’il n’avait pas appuyé sur la gâchette, avec le bon procédé, il n’en aurait pas eu besoin.
Comme jamais auparavant, Édouard réalisa dans quel pétrin il s’était mis. Si Gordon avait effectivement éliminé Philippe, son propre initié, son ancien complice, il n’hésiterait pas un instant pour lui faire la même chose.
Il avait présumé qu’une fois le chat sorti du sac, il pourrait jouir d’une certaine impunité, dans la mesure où sa disparition serait vue comme une confirmation fracassante de ses allégations. Si Gordon décidait de lui couper l’herbe sous le pied avant la diffusion de son scoop, il se retrouverait démuni, sans défense ni recours…
Édouard agrippa le scotch que Gordon avait laissé derrière. Il le vida d’un trait. La chaleur de l’alcool le fit toussoter; le liquide brûlant traça son chemin jusqu’à son estomac. Une fois la vague passée, il se sentit moins terrorisé, à défaut d’être plus calme.
Si je veux survivre à cette histoire, se dit-il, j’ai besoin de préparer la suite.
Il versa un autre verre, ses pensées se bousculant à toute vitesse.

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