Daniel Olson avait
changé depuis qu’il avait participé à l’oraison du Terminus; il ne se passait
pas un jour sans que Pénélope lui rappelle, trois fois plutôt qu’une. Elle le
disait frénétique, dissipé, instable, sans parler de cette idée de fusionner
avec elle, qu’elle jugeait saugrenue. Lui, pour sa part, la trouvait obtuse. Il
avait l’impression d’être demeuré à peu près le même, à l’exception de cette
étrange sensation dans sa tête, qui évoquait un engrenage cassé.
Depuis deux jours,
toutefois, il n’en était plus certain. Sans raison apparente, la réalité avait pris une nouvelle
apparence. Il n’était pas en proie à des hallucinations ou autres déformations
perceptives, mais rien n’avait son apparence habituelle, comme s’il était pris
dans une manifestation synchrone qui ne finissait plus. L’expérience, bien que
déroutante, n’était pas dangereuse a priori, mais son arrivée aussi soudaine qu’inexplicable
l’inquiétait néanmoins. Pénélope et lui avaient déployé toutes leurs ressources
pour découvrir l’origine de ce mystère, sans succès. Olson avait alors proposé
une piste qui n’avait pas plu à sa partenaire : il allait demander à
Timothée d’examiner son esprit et, peut-être, de le réparer.
Sophie montait la
garde devant la porte. La jeune femme incarnait l’antithèse de la féminité :
ses vêtements amples et mous, ses cheveux courts, sa mine rébarbative, tout
semblait un effort conscient pour éviter qu’on l’associe à son sexe.
Olson l’approcha avec
un sourire avenant; elle l’apostropha en retour. « Tu ne fais pas un pas
de plus! »
Daniel ne s’était pas
attendu à être si mal accueilli à son retour au Terminus. « Sophie, c’est
moi! Tu ne me reconnais pas?
— Ça ne change rien,
rétorqua-t-elle avec hargne. Tu ne passes pas.
— Je veux voir
Timothée. Je dois voir
Timothée. » Il fit un pas en avant; Sophie tira brusquement un pistolet de
sa veste. Elle le brandit ostensiblement. Olson leva les mains et battit en
retraite. « Je ne suis pas une menace. Je suis un allié. C’est grâce à moi
que vous avez localisé Martin…
Plutôt que l’apaiser,
la tirade d’Olson accentua encore son attitude rébarbative. « Dude, lâche-moi
avec tes grâce à moi, hein?
— Peux-tu au moins
aller m’annoncer?
— S’ils veulent te
voir, ils vont le dire.
— Mais va au moins les
avertir! !
— Oh, t’en fais pas,
ils savent déjà que t’es là. »
Comme pour démontrer
qu’elle disait vrai, le portail s’ouvrit derrière elle. Le visage de Martin
apparut dans l’ouverture. « Bonjour Daniel.
— Bonjour, Martin. Comme
j’expliquais à cette charmante demoiselle, je suis venu voir Timothée…
— Je sais. Tu peux
entrer. » Il s’écarta. Sophie, elle, n’était pas prête à lâcher le
morceau. Elle lui fit une grimace, le majeur levé. Il dut la contourner pour
pénétrer dans le Terminus.
« Je me demande
ce que j’ai fait pour qu’elle m’en veuille comme ça, demanda Olson.
— Cherche du côté de
ce que tu n’as pas fait », répondit Martin.
Il s’apprêtait à lui
demander des explications quand Martin, sans crier gare, mit la main sur le front
de Daniel. Le Terminus s’évanouit. Tout son être se mit à brûler de douleur
immense, sauf pour ses bras engourdis d’avoir trop longtemps supporté le poids
de son corps. Sa bouche goûtait le sang et la bile rancie. Ses tripes criaient,
tordues par la faim et les coups. Ses pantalons avaient été souillés de merde
et de pisse. Sa tête pulsait, comme si un percussionniste sadique l’avait prise
pour instrument. Il vit deux hommes s’approcher, sachant qu’ils lui poseraient
les mêmes questions que les autres jours, ces questions dont il ignorait la
réponse. Personne ne savait où il se trouvait; personne ne pouvait lui venir en
aide. Ce qui lui restait de vie allait s’éteindre dans la douleur et
l’indignité.
Martin retira sa main,
et Olson revint au Terminus. L’expérience avait été brutale, déroutante, à un
point tel qu’il ne resta debout qu’au prix d’un effort. « Ça, c’est l’état
dans lequel les autres m’ont trouvé. Je te remercie de les avoir guidés jusqu’à
moi. »
Olson n’eut pas le
temps de réagir; Martin remit sa paume sur son front. Olson se retrouva à côté
de l’édifice où il avait conduit Timothée et ses alliés. Je suis Tim, réalisa-t-il. Les autres l’entouraient, arme au poing…
Ils tenaient en joue des hommes, eux aussi armés – les mêmes qui avaient
tourmenté Martin durant sa captivité. Soudainement, la fusillade démarra. Olson
sentit l’impact d’une balle avant d’être submergé par une douleur impossible,
mille fois plus aigüe que celle dont Martin avait souffert. Timothée s’écroula…
Et Olson avec lui.
« Pour ça, je ne te remercie pas », dit
Martin
— Oh my God… Tim?
— Il est mort. Il a
donné sa vie pour sauver la mienne.
— Je… Je ne sais pas
quoi dire…
— Il est trop tard
pour dire quoi que ce soit, Daniel. Si tu nous avais accompagnés, un magicien
de ton calibre aurait pu faire toute la différence. Mais tu as décidé de te
borner au strict minimum de la faveur qui nous était due. Et là, tu as le culot
de venir demander notre aide. »
Il me devait une faveur, pensa Olson bien malgré lui.
« Timothée est
mort. Nous ne te devons plus rien. Tu n’es plus la bienvenue parmi nous. »
Olson allait
rétorquer, s’excuser, plaider sa bonne volonté, mais Martin ne lui en laissa
pas le temps. L’homme fit un mouvement de la main, et Daniel fut projeté à l’extérieur
du Terminus, plus confus et démuni que jamais.
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