dimanche 12 octobre 2014

Le Nœud Gordien, Épisode 341 : Devoir agir, 2e partie

Mike Tobin se réveilla en sursaut. Il se sentait faible, très faible, comme s’il habitait désormais un corps au poids décuplé. Et nauséeux comme un ivrogne grippé.
Première constatation : il était nu, enveloppé dans un sac de couchage enterré sous une pile de couvertures malodorantes. Aucun doute là-dessus : il se trouvait au Terminus. Mais il n’avait pas la moindre idée de comment il s’était endormi là.
Il fut foudroyé par un éclair de douleur dès qu’il essaya de se redresser. Il tenta de rouler sur le côté, de se recroqueviller en réponse à l’agonie, mais le second mouvement fut aussi pénible que le premier. Il serra les dents, les larmes fuyant sur son visage, et attendit que la souffrance redevienne un simple inconfort.
Il lui fallut plusieurs minutes pour que la sensation cuisante disparaisse. Plutôt que risquer un nouveau mouvement brusque, il procéda graduellement… Il referma une main, remua un bras, puis roula une épaule. La douleur semblait circonscrite à son abdomen; il disposait au moins de la gouverne de ses membres.
Il tâta son ventre tout doucement. Ses précautions n’étaient pas vaines : il lui suffit d’effleurer une bosse de chair durcie qu’il trouva sur son ventre pour deviner que toute pression le renverrait en enfer. La texture de la bosse lui laissait croire qu’elle était formée de tissus cicatriciels.
Son esprit demeurait flottant dans la poisse de l’inconscience prolongée. Il tenta de retrouver le fil de ses derniers souvenirs, mais rien ne lui apparut, sinon des banalités qui ne lui apprirent rien.
Il essaya de parler, d’appeler quelqu’un, mais il ne réussit qu’à produire un grognement sans substance.
Après un long silencieux et immobile d’une durée indéterminable – il ne pouvait pas affirmer être resté éveillé tout ce temps –, il entendit le bruissement de pas non loin.
Il râla : « Allo? »
Quelqu’un vint s’asseoir à côté de lui. Il lui fallut un instant pour que l’image focalise sur le visage plaisant d’Aizalyasni.
Elle était mignonne, comme toujours – elle n’avait guère de compétition pour le titre de Miss Terminus –, mais quelque chose dans son attitude avait changé. Tobin s’était habitué à ses manières pleines de retenue et à son regard que d’aucuns pouvaient juger fuyant. Là, elle souriait de toutes ses dents; ses yeux pétillaient d’une énergie que Tobin n’avait aperçue que rarement… Le plus souvent, lorsque Rem flirtait avec elle…
Rem. Tobin venait de trouver un fil d’Ariane pour reconstruire ses derniers souvenirs… Son retard pour l’oraison. Les remontrances d’un Rem, excédé. L’incendie. La fusillade… Puis plus rien. Tobin s’activa, soucieux pour son complice, mais il réussit surtout à générer une nouvelle vague de douleur.
« Rem est vivant… ses blessures sont pires encore que les tiennes. », dit Aizalyasni, malgré que Tobin n’ait encore rien demandé. « Nous pensons qu’il va s’en sortir », ajouta-t-elle avec une grimace.
Pourquoi grimace-t-elle?
« Parce que j’étais en train de tomber en amour avec lui. Mais c’était avant que je le voie en-dedans… »
Ouais. Pas surprenant alors… Elle grimaça à nouveau. Oups! Je dois faire attention à ce que je pense. La la la la lère-euh… 
Aizalyasni lui sourit, une fois encore comme s’il s’était exprimé à voix haute. Son regard avait quelque chose d’intense, trop intense… Avait-elle cligné des yeux, ne serait-ce qu’une fois, depuis son arrivée?
Au prix de quelques efforts, Tobin réussit à articuler « Qu’est-ce qui s’est passé? 
— Un miracle », répondit la voix de Timothée. « Un véritable miracle.
Tobin tourna la tête, veillant à ne pas contracter les muscles de son torse, pour apercevoir Timothée et Martin qui s’approchaient. Le sourire d’Aizalyasni s’élargit encore.
Timothée s’assit à côté de Tobin, en face d’Aizalyasni; Martin, quant à lui, s’installa tout près de sa tête, dans l’axe de son corps. « Nous avons pris notre place », dit Timothée.
« Nous avons trouvé notre rôle », continua Martin.
« Lorsque Madame agit, elle risque de se perdre.
— Alors, elle nous a liés l’un à l’autre...
— Et nous avons agi à sa place. »
Ils continuèrent à parler chacun leur tour, en parfaite concordance, les uns finissant les idées commencées par un autre. Dans son étourdissement, Tobin perdit vite le fil de qui disait quoi.
« Aizalyasni a la puissance brute.
— Une naturelle…
— Martin a la discipline mentale…
— D’un ancien toxicomane…
— Sous contrôle depuis quinze ans.
— Sans parler de son ancienne carrière…
— Timothée est têtu comme une mule…
— Et plein d’admiration…
— D’amour pour les deux autres... »
Aizalyasni et Timothée se caressèrent la main au-dessus de Tobin. Tim et Aizalyasni?
« Nous avons réussi à tromper les assassins.
— Et à vous guérir, Rem et toi.
— Madame dit que c’était notre destin…
— Que nous sommes maintenant entiers.
— Nous sommes plus que la somme de nos parties.
— Nous sommes autre chose que Madame.
— Nous sommes uniques.
— Du jamais vu.
— Et nous, nous pouvons agir…
— Sans risque de se perdre. »
D’un commun accord, les trois prirent la même posture que durant les oraisons. Une étincelle apparut entre les paumes de chacun, sans le moindre délai. La lumière était chatoyante et douce, différente de celles qu’il avait vues auparavant.
« Qu’est-ce que… »
Tobin n’eut pas le temps de finir sa question. Il reçut l’imposition de six mains, et la sensation qu’il ressentit fut d’une intensité telle qu’il perdit à nouveau conscience en moins d’une seconde.

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