dimanche 7 décembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 349 : Tout ou rien, 1re partie

Tricane passait la totalité de son temps dans une méditation qui n’avait que peu de choses en commun avec les méthodes qu’elle avait apprises avec Kuhn et raffinées auprès de Gordon. Celles-ci avaient pour but d’ouvrir l’initié aux forces cachées de l’Univers; Tricane avait plutôt besoin de restreindre sa conscience à un degré acceptable pour l’esprit humain. Tant qu’elle méditait, elle pouvait rester fixée sur ce point que d’aucuns considéraient inextricable, ce point qui lui avait néanmoins souvent échappé : ici et maintenant. Elle tenait ainsi à distance le faisceau infini des futurs possibles jusqu’à ce que ceux-ci ne deviennent qu’une seule chose en passant par le chas du présent.
Certes, des images d’ailleurs, du passé ou de différents futurs s’imposaient de temps à autre à elle, mais elle ne cherchait plus à découvrir à quoi ils se rattachaient. Ces explorations invitaient des dérives qu’elle préférait éviter.
Les gens du Terminus, voire de La Cité tout entière, ne sauraient jamais à quel point ils avaient frôlé l’annihilation. Lorsque l’homme de Tobin avait pointé son arme sur elle pendant sa crise, la providence avait voulu qu’elle fuie plutôt qu’elle se déchaîne. Est-ce qu’une parcelle de son esprit avait reconnu en lui un allié plutôt qu’un ennemi? Elle ne pouvait répondre à cette question : elle ne conservait aucun souvenir de cet épisode. Une chose était claire : elle avait anéanti Hoshmand et Espinosa avec une facilité surprenante. Plus étonnant encore : elle avait creusé dans sa fuite un passage qui permettait de traverser l’Atlantique en quelques minutes. Le mystère de ces tunnels et de leurs propriétés demeurait entier. La pièce où Aizalyasni et Timothée l’avaient trouvée lui laissait croire que ses pensées ou son passé se reflétaient de quelque manière dans la nature de ce qui se trouvait dans le trou… C’est pourquoi elle leur avait interdit d’y retourner : elle craignait que des choses bien pires qu’une chambre d’enfant idéalisée ne s’y trouvent.
Elle était dangereuse comme une flamme nue dans une poudrière. C’est pourquoi elle se devait de maintenir un état d’immobilité, de stabilité, de constance.
Une sensation aussi soudaine et brutale que si on lui avait versé un seau d’eau glacée sur la tête vint cependant troubler sa concentration. Elle ouvrit les yeux, affolée. Le Terminus était silencieux. Les résidents dormaient agglutinés dans la grande salle d’à-côté; seuls ses alliés les plus proches dormaient au pied de son dais.
Une seconde après qu’elle ait ouvert les yeux, Aizalyasni, Timothée et Martin se réveillèrent simultanément. Ils avaient sans doute perçu la même chose.
Les trois se levèrent et se tournèrent vers elle. « Madame?
— Que se passe-t-il?
— L’énergie… Elle remue…
— C’est terrible », répondit Tricane. « Terrible… »
Elle posa un pied à terre, puis un autre, ses membres roides d’avoir été si longtemps immobiles. Elle se dirigea vers la sortie à petits pas, pendant que le sang affluait vers ses jambes. Le processus était beaucoup plus rapide depuis sa cure de jouvence. Les trois lui emboîtèrent le pas.
La vigile, un jeune homme nommé Gary, sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Il s’était assoupi; il bondit au garde-à-vous, soucieux d’atténuer le fait qu’on l’avait pris en défaut.
« Vous voyez? », demanda Madame, les yeux rivés sur le ciel.
« Quoi? », demanda Gary.
« Nous voyons », répondit Timothée.
Toute la partie visible du ciel avait pris une teinte impossible, un rouge jaunâtre, qui chatoyait comme une aurore boréale.
Gary insista. « Voir quoi? » Le garçon était incapable de percevoir les remous qui coloraient les nues. « Nos ennemis passent à l’attaque une fois de plus. Il nous faut… » La vision de Tricane se brouilla, et ses pensées encore plus. « Les salauds! Ils jouent avec un cinquième as! » Tricane entendit un rire caquetant; il lui fallut un instant pour réaliser que c’est elle qui l’avait produit.
« Madame. Il ne faut pas agir », dit Martin. Ils avaient compris que sa concentration était compromise.
« Nous sommes là pour ça », dit Aizalyasni.
« Nous allons nous en occuper », conclut Timothée.
Sans attendre de confirmation – peut-être avaient-ils déjà lu l’assentiment dans ses pensées – les trois se mirent à courir vers le nord d’un pas synchronisé. En les regardant s’éloigner, Tricane nota que leur vitesse dépassait largement le rythme de leur foulée, comme s’ils couraient non pas sur le sol, mais sur un tapis roulant qui les propulsait en avant. Leur connexion – les uns aux autres, mais aussi avec l’énergie du Cercle – était prodigieuse. Les brumes du délire s’atténuèrent immédiatement. Elle continua toutefois à suivre en son for intérieur l’évolution des trois qui s’éloignaient toujours, de plus en plus vite…
« Madame », dirent trois voix dans sa tête, parfaitement à l’unisson. « Nous sommes à la frontière du Cercle. » Il leur avait fallu moins d’une minute. « Il s’affaiblit, et notre connexion avec lui… Si nous continuons notre avancée, nous deviendrons impuissants; si nous demeurons ici, nous resterons trop loin pour agir. »
 « Restez là », transmit-elle en guise de réponse. « Je vous rejoins. »
Elle se releva et marcha d’un pas décidé dans la direction des trois, laissant derrière un Gary interloqué.
Elle détecta alors une altération subtile de ses perceptions, du même genre que celles qui précédaient une manifestation synchrone… Elle comprit vite que ce n’était guère le cas. Elle vivait plutôt une impression puissante de déjà-vu.
Elle avait entrevu jadis le futur qui s’apprêtait à devenir réalité… Tout avait commencé lorsque Tobin avait tiré en premier…
Elle avait craint que la séquence aboutisse ainsi. Il ne lui restait qu’une décision à prendre entre trois choix, chacun loin d’être idéal…
Soit elle laissait les Seize anéantir ce qu’elle avait bâti; elle n’aurait alors d’autre choix que vivre une vie paisible mais médiocre loin de leur influence.
Soit elle contre-attaquait sans retenue et mettait le feu aux poudres.
La troisième option? C’était tout ou rien.

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