Tricane
passait la totalité de son temps dans une méditation qui n’avait que peu de
choses en commun avec les méthodes qu’elle avait apprises avec Kuhn et
raffinées auprès de Gordon. Celles-ci avaient pour but d’ouvrir l’initié aux
forces cachées de l’Univers; Tricane avait plutôt besoin de restreindre sa conscience à un degré acceptable
pour l’esprit humain. Tant qu’elle méditait, elle pouvait rester fixée sur ce
point que d’aucuns considéraient inextricable, ce point qui lui avait néanmoins
souvent échappé : ici et maintenant. Elle tenait ainsi à distance le
faisceau infini des futurs possibles jusqu’à ce que ceux-ci ne deviennent qu’une
seule chose en passant par le chas du présent.
Certes, des images d’ailleurs, du
passé ou de différents futurs s’imposaient de temps à autre à elle, mais elle ne
cherchait plus à découvrir à quoi ils se rattachaient. Ces explorations
invitaient des dérives qu’elle préférait éviter.
Les gens du Terminus, voire de La
Cité tout entière, ne sauraient jamais à quel point ils avaient frôlé l’annihilation.
Lorsque l’homme de Tobin avait pointé son arme sur elle pendant sa crise, la
providence avait voulu qu’elle fuie plutôt qu’elle se déchaîne. Est-ce qu’une
parcelle de son esprit avait reconnu en lui un allié plutôt qu’un ennemi? Elle
ne pouvait répondre à cette question : elle ne conservait aucun souvenir
de cet épisode. Une chose était claire : elle avait anéanti Hoshmand et
Espinosa avec une facilité surprenante. Plus étonnant encore : elle avait
creusé dans sa fuite un passage qui permettait de traverser l’Atlantique en
quelques minutes. Le mystère de ces tunnels et de leurs propriétés demeurait
entier. La pièce où Aizalyasni et Timothée l’avaient trouvée lui laissait
croire que ses pensées ou son passé se reflétaient de quelque manière dans la
nature de ce qui se trouvait dans le trou… C’est pourquoi elle leur avait
interdit d’y retourner : elle craignait que des choses bien pires qu’une
chambre d’enfant idéalisée ne s’y trouvent.
Elle était dangereuse comme une
flamme nue dans une poudrière. C’est pourquoi elle se devait de maintenir un
état d’immobilité, de stabilité, de constance.
Une sensation aussi soudaine et
brutale que si on lui avait versé un seau d’eau glacée sur la tête vint
cependant troubler sa concentration. Elle ouvrit les yeux, affolée. Le Terminus
était silencieux. Les résidents dormaient agglutinés dans la grande salle d’à-côté;
seuls ses alliés les plus proches dormaient au pied de son dais.
Une seconde après qu’elle ait ouvert
les yeux, Aizalyasni, Timothée et Martin se réveillèrent simultanément. Ils
avaient sans doute perçu la même chose.
Les trois se levèrent et se
tournèrent vers elle. « Madame?
— Que se passe-t-il?
— L’énergie… Elle remue…
— C’est terrible », répondit
Tricane. « Terrible… »
Elle posa un pied à terre, puis un
autre, ses membres roides d’avoir été si longtemps immobiles. Elle se dirigea
vers la sortie à petits pas, pendant que le sang affluait vers ses jambes. Le
processus était beaucoup plus rapide depuis sa cure de jouvence. Les trois lui
emboîtèrent le pas.
La vigile, un jeune homme nommé
Gary, sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Il s’était assoupi; il bondit au garde-à-vous,
soucieux d’atténuer le fait qu’on l’avait pris en défaut.
« Vous voyez? », demanda
Madame, les yeux rivés sur le ciel.
« Quoi? », demanda Gary.
« Nous voyons », répondit
Timothée.
Toute la partie visible du ciel
avait pris une teinte impossible, un rouge jaunâtre, qui chatoyait comme une
aurore boréale.
Gary insista. « Voir
quoi? » Le garçon était incapable de percevoir les remous qui coloraient
les nues. « Nos ennemis passent à l’attaque une fois de plus. Il nous faut… »
La vision de Tricane se brouilla, et ses pensées encore plus. « Les
salauds! Ils jouent avec un cinquième as! » Tricane entendit un rire
caquetant; il lui fallut un instant pour réaliser que c’est elle qui l’avait
produit.
« Madame. Il ne faut pas agir »,
dit Martin. Ils avaient compris que sa concentration était compromise.
« Nous sommes là pour ça »,
dit Aizalyasni.
« Nous allons nous en occuper »,
conclut Timothée.
Sans attendre de confirmation –
peut-être avaient-ils déjà lu l’assentiment dans ses pensées – les trois se
mirent à courir vers le nord d’un pas synchronisé. En les regardant s’éloigner,
Tricane nota que leur vitesse dépassait largement le rythme de leur foulée,
comme s’ils couraient non pas sur le sol, mais sur un tapis roulant qui les
propulsait en avant. Leur connexion – les uns aux autres, mais aussi avec l’énergie
du Cercle – était prodigieuse. Les brumes du délire s’atténuèrent immédiatement.
Elle continua toutefois à suivre en son for intérieur l’évolution des trois qui
s’éloignaient toujours, de plus en plus vite…
« Madame », dirent trois
voix dans sa tête, parfaitement à l’unisson. « Nous sommes à la frontière
du Cercle. » Il leur avait fallu moins d’une minute. « Il s’affaiblit,
et notre connexion avec lui… Si nous continuons notre avancée, nous deviendrons
impuissants; si nous demeurons ici, nous resterons trop loin pour agir. »
« Restez là », transmit-elle en
guise de réponse. « Je vous rejoins. »
Elle se releva et marcha d’un pas
décidé dans la direction des trois, laissant derrière un Gary interloqué.
Elle détecta alors une altération
subtile de ses perceptions, du même genre que celles qui précédaient une
manifestation synchrone… Elle comprit vite que ce n’était guère le cas. Elle
vivait plutôt une impression puissante de déjà-vu.
Elle avait entrevu jadis le futur qui
s’apprêtait à devenir réalité… Tout avait commencé lorsque Tobin avait tiré en
premier…
Elle avait craint que la séquence aboutisse
ainsi. Il ne lui restait qu’une décision à prendre entre trois choix, chacun
loin d’être idéal…
Soit elle laissait les Seize
anéantir ce qu’elle avait bâti; elle n’aurait alors d’autre choix que vivre une
vie paisible mais médiocre loin de leur influence.
Soit elle contre-attaquait sans
retenue et mettait le feu aux poudres.
La troisième option? C’était tout ou
rien.
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