dimanche 8 avril 2012

Le Noeud Gordien, Épisode 215: Au vert 4e partie

De retour au chalet, Claude s’assit, bière à la main, dans la chaise berçante de son père pendant qu’Édouard faisait les cent pas en cherchant par où commencer. La corneille marchait par terre en fouillant ici et là dans les déchets qui couvraient le sol; lorsqu’elle trouvait des miettes comestibles, elle les picorait avant de poursuivre ses recherches.
« Première chose, est-ce que tu me crois lucide? », demanda Édouard soudainement.  
Claude le dévisagea. « Toi, es-tu conscient d’agir bizarrement?
— Oui.
— C’est déjà ça. Alors explique-moi pourquoi.
— Je vais commencer du début. Tu sais déjà ce qui m’a amené à vouloir me rapprocher d’Aleksi Korhonen… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Oui, oui, je m’en souviens. Tu parlais d’infiltration.
— Mais tu te souviens aussi de cette conversation avec Aleksi dont je ne me souviens plus. »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Claude croisa ses bras et fit oui de la tête.
« Bon. Même si je sais que tu demeures sceptique, je sais maintenant qu’ils peuvent traficoter les pensées autrement qu’en effaçant des morceaux de mémoire. Ce qui me rend bizarre ces temps-ci, c’est quelque chose de cet ordre. Il m’a imposé une idée fixe.
— Qui, ça?
— Eleftherios Avramopoulos. Aleksi. »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Continue…
— Je ne peux pas m’enlever de la tête que je dois cultiver mon acuité, mon potentiel intérieur si tu veux… Je sais que ça sonne New Age, mais laisse-moi finir avant de juger. Cette idée fixe ne me quitte pas. Chaque seconde où je suis réveillé, je veux méditer, faire mes exercices, me concentrer sur ce qui se passe en-dedans de moi. Lorsque je ne travaille pas dans cette direction, j’ai l’impression de passer à côté de ma vie... Lorsque je le fais, lorsque j’y pense, lorsque j’en parle, je me sens en harmonie totale. »
Claude devait reconnaître qu’effectivement, maintenant qu’il en parlait, le ton d’Édouard était différent de lorsqu’il l’avait trouvé plus tôt aujourd’hui. Il était posé, articulé. « Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant, alors?
— Parce que ce n’est pas tout. J’ai un blocage qui m’empêche d’en parler aux non-initiés. C’est Alexandre qui a trouvé une manière de me… débloquer.
— Et comme je suis maintenant initié aussi, tu peux me parler.
— Exactement. Le fait que tu sois là m’empêchait de travailler, donc j’étais agacé. Mais je ne pouvais pas te le dire ou dire pourquoi. Tout ce que je pouvais faire, c’est te dire que j’étais occupé et te demander de t’en aller. »
Claude passa une main dans ses cheveux en exhalant. Le discours d’Édouard présentait une cohérence indéniable qui ne garantissait pas pour autant sa véracité objective.
« Si je me souviens bien, ta première hypothèse était que tes problèmes de mémoire étaient dus à une sorte d’hypnose…
— Un genre d’hypnose, quand même très différent de l’hypnose classique, oui…
— Mais tantôt tu m’as parlé de sorcellerie. Pourquoi? »
— Parce que tout ce que j’avais vécu pouvait s’expliquer par l’hypnose. Jusqu’à ce que je la rencontre. » Édouard pointa la corneille qui abandonna un emballage de gâteau pour regarder dans leur direction.
« Ta corneille?
— Tu sais où je l’ai trouvée? De l’autre côté de la colline, au beau milieu du bois. Elle était blessée.
— Drôle d’idée d’aller marcher là… »
Édouard lui raconta l’étrange impression qui l’avait guidée jusque-là. « C’est comme si je savais que j’allais trouver quelque chose. Mais ça n’est pas tout… Lorsque je médite et que ça va bien, je sais toujours de quel côté elle se trouve, même si elle est à des kilomètres. Autrement dit, j’ai vécu des expériences de perception extrasensorielle. »
Claude ne dit rien. Il ne savait pas quoi penser. « Tu crois que ça vient de ton… potentiel intérieur?
— Oui. Définitivement. Lorsque le bras droit d’Aleksi m’a appris comment faire… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Mais je me demande, qui est son bras droit?
« …il m’a dit que si je pratiquais deux heures par jour pendant deux ans, je commencerais à obtenir des résultats… Mais avec mon idée fixe, j’y travaille vingt heures ou plus par jour… J’ai fait le calcul… » Il prit une feuille de papier qui traînait par terre, non loin de la corneille qui continuait sa prospection. « Deux heures par jour fois deux ans, mille quatre cent soixante heures de travail. À mon rythme, c’est moins de deux mois et demi. » 
La question du bras droit d’Aleksi continuait à résonner dans la tête de Claude. Il était pris de cette impression que l’on ressent en sachant qu’on oublie quelque chose sans savoir précisément quoi… L’équivalent mnémonique du mot sur le bout de la langue. « Qui d’autre est impliqué dans ta…. Secte?
— Il y a au moins deux groupes dans La Cité. Aleksi… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Mais ses hommes le sont!?
« …est le chef de l’un. Hoshmand, dont je t’ai déjà parlé, est de son côté. Il y a aussi Loren Polkinghorne. C’est lui qui m’a enseigné la plupart des exercices. Il y a aussi Derek Virkkunen…
— L’artiste?
— Oui. Je sais qu’il y en a au moins un autre, mais je n’ai pas vu son visage. Pour ce qui est de l’autre groupe, je pense que leur chef, c’est Gordon. L’homme de la photo d’Alexandre. »
Claude entendit l’écho dans sa tête : l’homme de la photo est très important. Claude bondit sur ses pieds en s’écriant : « Ça y est! Je l’ai! J’ai compris!
— Quoi?
— Lorsque tu nous as fait écouter l’enregistrement de ta rencontre avec Aleksi… » Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Tu nous as dit qu’il avait mis des mots dans ta tête. Tu avais dit : Hoshmand n’est pas important.
— Oui, je m’en souviens.
— Une pensée me revient toujours, Aleksi n’est pas important, Aleksi n’est pas important, à chaque fois que tu en parles, Aleksi n’est pas important. Mot pour mot, chaque fois.
— Ah! C’est exactement ça!
— Maintenant que j’y pense, ça explique des choses… Je sais que je l’ai déjà interrogé, je sais que je n’ai rien appris de notre rencontre… Mais je ne me souviens pas où et quand nous nous sommes parlés et je n’ai pris aucune note suite à notre rencontre. Ça ne me ressemble pas…
— Tu penses qu’il a joué dans ta tête aussi?
— On dirait bien. » Il se laisse retomber dans la chaise berçante. « Ah ben j’ai mon voyage. Ils m’ont eu… Tu sais, je pense que n’ai pas pris ton enquête au sérieux à cause de ça. Mais ils ne m’auront pas deux fois. Dis-moi tout ce que tu as appris. »
À voir l’expression rayonnante d’Édouard, rien n’aurait pu lui faire plus plaisir.

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