dimanche 29 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 218: Attentes, 1re partie

Timothée attendait... encore.
Il en était venu à connaître par cœur cette salle d’attente qu’on ne pouvait appeler salle que par un certain laxisme sémantique. Il s’agissait plutôt d’un recoin de la réception de Cité Solidaire séparé du reste par un mur de partition modulable, du genre qu’on pouvait assembler en cubicule. Il contenait deux paires de chaises à la charpente métallique, leur rembourrure recouverte de plastique gris. Une table basse entre elles supportait une pile de magazines, la plupart des revues féminines comme Élégante et Superwoman, quelques  journaux à potin et une pile généreuse du journal Bâbord toutes!, si radical qu’il ne pouvait que prêcher aux convertis. 
Timothée connaissait bien l’inventaire des revues : il les avait toutes lues durant ses périodes d’attente.
Il s’était présenté une première fois dans les locaux de Cité Solidaire vêtu de son meilleur (et seul) complet avec pour intention d’en rencontrer la directrice. Une gentille réceptionniste — prénommée Nicole, quoiqu’il l’ignorait encore à ce moment — lui avait demandé s’il avait un rendez-vous.
« Non », avait-il répondu avec un sourire charmeur. « Mais je ne suis pas pressé, je peux attendre.
— Madame Legrand est très occupée en cette période de l’année », avait-elle répondu avec une expression compatissante.
« Je comprends. Dites-moi lorsque ce sera mon tour. » Il était allé s’asseoir sur la chaise la plus proche du bureau de Nicole, prêt à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait.
Après trente minutes à maintenir une façade de calme dignité, Timothée s’était mis à feuilleter revues et journaux. Après quarante-cinq minutes, il réalisait à quel point il avait faim; après une heure vingt, il décidait stratégiquement de revenir une autre fois.
Sur son chemin, Nicole lui adressa un sourire. « Voulez-vous prendre rendez-vous?
— Non. Je reviendrai. »
Il était revenu plusieurs fois, la majeure partie du temps pour se faire dire que madame Legrand n’était pas au bureau aujourd’hui. Qu’elle y soit ou pas, Timothée continuait de décliner l’offre de Nicole d’être inscrit à l’agenda; chaque fois, elle acceptait son refus sans broncher ni demander d’expliquer son entêtement. Je suis ici pour une cause importante, que je ne veux pas voir assimilée aux autres que votre organisme supporte, aurait-il répondu. Qu’il n’ait pu user de la formule éloquente qu’il avait élaborée durant ses longues attentes l’agaçait peut-être encore plus que les attentes elles-mêmes.
Il avait été saisi d’espoir la première fois où il avait croisé madame Legrand en personne; force était de constater qu’elle semblait effectivement aussi occupée que Nicole le soutenait. Elle était sortie de son bureau, téléphone contre l’oreille, trois grands sacs dans l’autre main, exhortant sur le ton de la supplique de ne pas lui faire ça, de ne pas la laisser tomber sans quoi tout serait à recommencer… Timothée ignorait de qui ou quoi il était question; il décida sagement de la laisser monter seule dans l’ascenseur.
Il retourna bredouille une fois de plus, avec la certitude d’un Tantale que même s’il avait échoué jusqu’à présent, il réussirait la prochaine fois.
Tout son temps passé dans la boîte l’avait familiarisé avec son fonctionnement; il connaissait maintenant toutes les réponses standardisées de Nicole, que ce soit sa manière de saluer un contributeur apprécié ou d’éconduire ceux qui souhaitaient joindre madame Legrand lorsqu’elle était indisponible... La directrice de Cité Solidaire avait créé un rempart bureaucratique autour d’elle qu’il n’était pas facile de pénétrer.
Un beau matin, le destin voulut que Timothée obtienne l’occasion qu’il attendait.
« Oui, je comprends parfaitement », dit Nicole au téléphone à l’interlocuteur qu’elle avait longuement écouté. « J’en informe immédiatement madame Legrand. Au plaisir! [clic] Madame Legrand? Madame Leclerc a annulé votre dix heure trente. »
Dès que Timothée entendit ces paroles, il accourut au bureau de la réceptionniste. « J’aimerais prendre rendez-vous. Aujourd’hui, dix heures et demi, ça serait parfait. ».
Avec un sourire, Nicole l’inscrivit au cahier avant d’activer l’intercom à nouveau.
 « Votre dix heure trente est arrivé.
— Pardon?
— Timothée Lacombe. Le monsieur qui squatte la salle d'attente. 
— Ah! Il a finalement pris un rendez-vous?
— Oui. 
— Parfait. Tu peux me l'envoyer. »

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