dimanche 2 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 477 : Tout est tout, 2e partie

Tobin avait répondu à Félicia en lui transmettant une adresse qui l’avait conduite à une église du Centre. Le choix de lieux avait de quoi surprendre : Tobin était tout sauf un enfant de chœur. Il était assis sur les marches du parvis. « Je ne m’attendais pas vraiment à ce que tu me rappelles, dit-il en guise de salutation.
— Les Maîtres n’ont vraiment pas apprécié qu’on les espionne…
— Pis toé?
— Tu as menti à tout le monde… Mais à ma connaissance, tu ne nous as jamais vraiment nui. Est-ce que je me trompe?
— Non. Tout ce que j’ai fait, c’était pour protéger mon monde. On ne cherche pas le trouble… Mais si le trouble nous cherche, on va lui faire regretter.
— Comme le motard que tu as fait disparaître… »
Tobin grimaça. « Ouais.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec lui? Comment as-tu…
— Peu importe », dit-il d’un ton sans appel. « T’es ici parce que t’as besoin d’aide.
— Oui, je… »
Tobin l’interrompit à nouveau. « Si tu veux notre aide, va falloir que tu fasses ta part du marché.
— Quel marché? Tu m’as envoyé vers une maison vide…
— Notre part était de te montrer la cachette de Van Haecht… C’est ce qu’on a fait. »
Merde. Il avait raison : la faveur avait été formulée ainsi. Elle aurait dû faire plus attention… « Bon point.
— Content qu’on se comprenne », dit Tobin en se levant. « T’es prête?
— M… Maintenant?
— Ben oui. Viens, on a tout préparé. »
Trop interloquée pour rouspéter, elle le suivit lorsqu’il descendit les marches et contourna l’église jusqu’à une petite porte latérale. À côté de l’entrée, une affiche ornée du logo des Anonymes annonçait les dates des prochains groupes de soutien.
L’intérieur ressemblait à tous les autres sous-sols d’église : un grand espace à la décoration intemporelle – pas du genre qui ne se démodait pas, plutôt celui qui n’avait jamais été actuel. Des cloisons amovibles en bois cheap séparaient la salle en deux – question d’accommoder les fans de bingo et les Anonymes en même temps, supposa-t-elle.
Tobin la guida vers l’autre moitié. Deux tables pliantes trônaient au milieu de l’espace. La surface de l’une d’elle demeurait nue, l’autre était recouverte de tout le matériel nécessaire pour la métempsychose. Inculant… « Qu’est-ce que mon urne fait là!? 
— C’est pas ton urne. »
Elle s’approcha pour l’examiner, incrédule. Il lui suffit d’un instant pour confirmer que c’était bien la sienne : elle reconnaissait jusqu’aux traces de ses doigts sur la couverture d’argile.
« J’te dis que c’est pas elle!, répéta Tobin. C’est juste un copier-coller! » La prenait-il pour une valise? « Tu verras bien : l’originale est là où tu l’as laissée... »
Même s’il s’agissait d’une copie, l’idée qu’on l’ait dépossédée de son secret lui paraissait des plus déplaisantes. « De toute façon, je n’en ai pas besoin, vu que l’esprit de Timothée est déjà avec vous… 
— Oh, tu vas en avoir besoin. Tu vas comprendre dans cinq minutes. En attendant, t’es aussi bien de réviser le procédé. Paraît qu’y’est pas facile. »
Malgré sa frustration, son cerveau formaté à coups de recommence! par Gordon s’activa. Pouvait-elle espérer réussir? Gordon avait nécessité plus de onze heures pour transférer l’impression de Tobin de l’urne au corps du comateux. Depuis, il avait raffiné son procédé jusqu’à réduire le temps d’exécution à six ou sept heures. C’était quand même tout un défi… Mais elle était bien entraînée. Elle passa en revue chacune des étapes, du début à la fin, de plus en plus confiante de n’avoir rien oublié.
Pendant tout ce temps, Tobin l’observa sans cligner des yeux. Au moment précis où elle compléta sa révision, des bruits se firent entendre dans la section adjacente. Mike Tobin et Martin les rejoignirent, accompagnés d’un grand gaillard au torse moulé par sa camisole blanche. Musclé, percé, tatoué, il aurait été plutôt sexy s’il n’avait pas eu les traits relâchés et les paupières mi-closes du stoner ayant abusé.
Martin le guida comme une somnambule jusqu’à la table dégagée. Il le fit s’assoir avant de soulever ses pieds pour l’y coucher comme une civière. « Qu’est-ce que ça veut dire?, demanda-t-elle.
— Félicia, je te présente notre ami Rem, répondit Tobin. Il s’est porté volontaire pour laisser son body à Tim. Son esprit à lui, pitche-moi ça dans l’urne! 
— L’urne, c’est la souffrance continuelle! Tu le sais mieux que n’importe qui!
— Exactement », répondit Tobin sur un ton qui lui donna froid dans le dos. « C’est ce qu’y mérite.
— Je ne peux pas faire ça!
— Tu nous dois cette faveur, rappela Tobin.
— Je ne sortirai pas un gars de son propre corps pour l’envoyer en enfer. Pas question. »
Tobin n’argumenta pas davantage. Martin alla se planter à côté de lui. Ils levèrent les mains; une étincelle apparut entre leurs paumes. Elle aurait dû se demander ce qu’ils faisaient là, mais une seule pensée occupa soudainement la quasi-totalité de son esprit : elle devait respecter leur marché, elle était là pour ça, rien ne devait l’en empêcher.
Une petite voix en elle sonnait toutefois l’alarme. Cette inflexion soudaine du fil de ses réflexions évoquait une sensation désagréable… Au goût familier des chocolats d’Espinosa. Ils essaient de prendre le contrôle…
La petite voix se mit à répéter son mantra : Je. Me. Moi. À chaque boucle, elle sentit sa résolution croître, jusqu’à ce que la petite voix ait pris le dessus sur celles des Trois.
« Non », déclara-t-elle après leur avoir arraché le plein contrôle de son esprit. Martin et Tobin furent secoués, comme s’ils avaient reçu un coup de poing invisible. L’étincelle disparut. « Vous n’avez pas l’habitude de vous mesurer à des esprits disciplinés, hein? Écartez-vous de mon chemin. » Ils obéirent, visiblement décontenancés.
En passant, elle renversa délibérément l’urne sur la table. Elle tomba sur le sol avec un craquement, la couverture d’argile éclatant en mille miettes. « Oups », lança-t-elle en poursuivant son chemin, furieuse qu’on ait tenté de la piéger, fière de s’en être tirée malgré tout.
Cette petite victoire n’aidait toutefois en rien son problème… La confiance était définitivement rompue avec les Trois; elle devait trouver une meilleure solution à son problème.

« Eh ben, ç’aurait pu aller mieux, dit Mike après le départ de Félicia.
— Non, répondit Karl. C’était parfait. »
Mike n’avait aucune idée de ce qui lui donnait cette impression. « Elle a cassé l’urne, rappela-t-il.
— On a juste à en fabriquer une autre, dit Martin. Copier-coller. Hey, Karl… Lui suggérer de réviser le procédé… Bien joué!
— Ouais. Y’a du stock là-dedans… Comment y font pour apprendre des affaires qui prennent des demi-journées? Tricane avait de la misère à me faire asseoir cinq minutes… »
Mike comprit. « Tu as vu comment faire dans sa tête! Woah… Es-tu en train de me dire que tu as mémorisé tout ce qu’il fallait faire en une couple de minutes?
— Es-tu fou? Non, j’ai juste pu voir comment elle s’y prenait. Avec nos moyens, au Terminus, ça va être pas mal plus facile. Nous autres, on n’a pas besoin de tout leur flala.
— Parce que tout est tout, dit Martin.
— Ouais, dit Tobin. Toutt’ est toutt’. » Il balança une chiquenaude sur le nez de Rem, toujours gelé par leur sédation télépathique. « Sauf toé. Toi, t’es pu rien. »

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