dimanche 16 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 479 : Femme fatale, 2e partie

« …j’ai vu de grandes zones floues dans mon futur. J’ai déduit que nous allions bientôt nous retrouver au même endroit, dit Daniel. Ce soir était l’un d’eux.
— Bien vu, dit Harré. Tu… » Il s’interrompit et scruta dans la direction de Pénélope, les sourcils froncés. Elle retint son souffle. L’avait-il remarquée?
« Quoi?, demanda Daniel.
— J’ai cru voir un mouvement. Bref. J’ai voulu te rencontrer parce que, manifestement, tu es le plus avancé parmi tes pairs… 
— Je n’en suis pas certain.
— Tu peux voir le futur. Tu es donc capable de metascharfsinn. »
Daniel frotta son visage, fatigué, excédé. « À peine… Je ne contrôle rien…
— C’est la première chose que tu dois comprendre : on n’utilise pas la metascharfsinn : c’est elle qui nous utilise. Tu en souffres, n’est-ce pas? 
— Tellement, dit-il, ses yeux embués miroitant à la lumière des lampadaires.
— Il te manque bien peu pour que la metascharfsinn soit plutôt une source de beauté… Une beauté indicible. Je peux t’enseigner. Je peux te soulager…
— Plusieurs des flous dans mon futur se terminent en cul-de-sac… Mon histoire s’arrête là. Tu viens à ma rencontre comme un ami, mais dans ces futurs-là, tu m’élimines sans hésiter.
— Rien ne m’empêchera de compléter mon œuvre. Rien.
— Est-ce pourquoi tu as tué Latour? Parce qu’il s’est retrouvé sur ton chemin? »
Harré scrutait à nouveau en direction de Pénélope. Quelque chose l’agaçait. « Ne pleure pas ce M. Latour : il a donné sa vie pour une noble cause.
— Laquelle?
— Il a restauré la moitié de ma puissance d’antan. »
Une vague d’effroi balaya Pénélope. La mathématique était simple : il faudrait qu’il en tue un autre pour retrouver son plein potentiel. Elle s’attendait à ce que Daniel comprenne, qu’il mette fin à l’échange, mais à sa grande surprise, il plongea plutôt dans ses pensées.
Comment pouvait-il considérait-il l’offre de Harré, même un instant? Avait-elle sous-estimé la détresse causée par cet engrenage cassé qui l’obsédait? Au point de s’associer au meurtrier de son allié, son ami? Inexplicable! À moins que Harré l’influence par des moyens surnaturels. À la manière de leurs phéromones trafiquées…
Pouvait-elle le laisser faire encore longtemps?
Elle se trouvait à quelques mètres de lui, armée, invisible. Un coup de couteau et c’en était fini de Harré. L’idée l’horripilait, mais combien d’atrocités préviendrait-elle du coup?
Elle dégaina ses poignards et s’approcha du banc par l’arrière.
When you have a shot, you take a shot, se plaisait à répéter son instructeur de Systema. Il l’avait entraînée à ne pas hésiter au moment décisif. Elle posa la lame sur le cou de Harré… Sur le cou de Van Haecht. Tuer un anéantirait l’autre aussi.
Elle hésita.
Le contact de l’acier révéla sa présence. « Ah! Voilà l’explication! Je n’avais pas rêvé », dit Harré. Rien dans son expression ne laissait croire qu’il se sentait menacé.
Pénélope aurait voulu consulter Daniel avant de commettre l’irréparable, mais Harré ne lui en laissa pas le temps. Les poignées de ses armes devinrent soudainement brûlantes comme un poêle. Elle les laissa tomber par réflexe; une douleur cuisante l’assaillit l’instant d’après.
L’un de ses poignards tomba derrière le banc, l’autre à côté de Harré; il tenta de le saisir, mais Pénélope ne lui en laissa pas le temps. Elle ferma le poing – malgré la douleur – et l’abattit de toutes ses forces sur sa clavicule. Harré se leva, esquivant de justesse le coup suivant. Le poignard tomba sur le sol.
Pénélope ne se ferait pas prendre à hésiter de nouveau. S’appuyant sur le dossier, elle sauta sur le banc et asséna un violent coup de pied circulaire, droit sur la joue de Harré. Sonné, il fit un pas de travers; Pénélope bondit sur lui. Elle lui balança une volée de coups assez vigoureuse pour le renverser. Elle profita de l’opportunité pour fondre sur le couteau le plus proche.
Elle n’avait besoin que d’une seconde pour reprendre l’arme la plus proche, et d’une autre pour la plonger dans la chair de Harré. Ce fut toutefois assez pour que l’homme lève la main en direction de Daniel. Il la referma et tira comme un mime sur une corde. Son homme poussa un cri puis tomba face contre terre.
« Daniel! 
— Dépose ton arme!
— Qu’est-ce que tu lui as fait?
— Moi, rien. La metascharfsinn l’a utilisé! », dit-il en ricanant. Sa lèvre saignait à la commissure. Il se releva en tenant ses côtes. Elle l’avait bien amoché. « Jette ton couteau, sinon je l’achève! » Il tenait toujours son poing serré autour du câble invisible, les muscles tendus comme la corde d’un arc.
Bluffait-il? Pourquoi ne lui appliquait-il pas la même médecine? Devait-elle baisser les bras? Ou risquer de lui lancer le couteau?
« Tu n’as pas le choix. Si je meurs, il meurt lui aussi. »
Elle laissa tomber le poignard dans le sable, défaite. J’ai raté ma chance. Deux fois.
À sa grande surprise, Harré recula, puis s’enfuit dans la nuit en claudiquant.
Daniel gisait sur le ventre. Elle s’empressa de le retourner. Son visage distendu et ses yeux grands ouverts laissaient présager le pire. La chute avait éraflé son visage; des grains de sable étaient restés collés contre sa cornée. Elle fut toutefois soulagée de le voir respirer encore.  
Elle fouilla dans la poche de Daniel pour trouver son téléphone, et elle appela la ligne d’urgence de l’Agora. Elle avait besoin d’aide, mais aussi de leur signaler cette nouvelle attaque… Harré a recouvré la moitié de sa puissance grâce au meurtre de Latour. Il fallait s’attendre à ce qu’il veuille recommencer…
À cinquante pourcent, Harré s’était montré un adversaire formidable – il avait rendu ses couteaux brûlants sans bouger, sans parler, sans écrire, sans ingrédient… Comment pourraient-ils l’arrêter s’il venait à atteindre sa pleine capacité?

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