dimanche 31 mars 2013

Le Noeud Gordien, épisode 263 : Le visage de la silhouette

Après toutes ces semaines  englouties à enquêter, spéculer, comploter, à s’entraîner jusqu’à frôler la folie, passer du temps avec Alice et Jessica offrait un moment de pure allégresse, un véritable répit dans la mouvance de la dernière année. Dès qu’il avait pris leur main dans les siennes, elles l’avaient forcé à revenir sur terre et abandonner cette mission qui l’obsédait. Des activités aussi simples qu’aller jusqu’à chez lui, partager un repas ou les faire rire lui donnait une satisfaction qui dépassait tout ce qu’il avait vécu récemment.
Elles prirent grand soin de lui raconter tous les détails de leur nouvelle année scolaire. Une fois adultes, elles ne conserveraient qu’un souvenir diffus de leur enseignante ou de leur classe, mais présentement, c’était l’un des pivots autour duquel leur petit monde tournait. Après la collation et le bain, Édouard offrit de leur lire une histoire; Alice refusa, soutenant qu’elle était trop vieille pour ça. Cependant, lorsqu’Édouard se mit à leur raconter l’histoire des fées de Cottingley qui se trouvait dans Les mystères de l’inexpliqué, Alice fut aussi captivée que sa petite sœur.
Il s’agissait d’une série de cinq photos prises par deux jeunes filles au début des années 1900. Elles avaient créé un certain engouement à l’époque; Arthur Conan Doyle, le célèbre auteur des histoires de Sherlock Holmes, les avait même déclarées authentiques. De l’aveu tardif des protagonistes de cette affaire – plusieurs années après la parution du volume – les photos étaient des trucages, mais Édouard se garda de le mentionner à ses filles, content de les voir si émerveillées.
Lorsqu’il les envoya au lit, dans le silence de son appartement crade, Édouard se débattit avec deux pensées. La première était que s’il s’était ennuyé à ce point de ses filles, elles ressentaient sans doute la même chose, probablement avec encore plus d’intensité. La séparation de leurs parents et le déménagement avait dû être difficiles pour elles… Et lui, que faisait-il pendant ce temps? Il filait des gens louches, il sortait dans des clubs, il passait des semaines entières au chalet… Bon, tout cela n’était peut-être pas une partie de plaisir, mais pendant tout ce temps, ses filles grandissaient sans leur père… Alice glissait vers la préadolescence… Jessica suivrait peu après…
La seconde pensée était la conséquence douloureuse de la première. Je suis un mauvais père. Comme le sien l’avait été pour lui. Pourtant, il s’était juré…
Après une bonne heure à ressasser ces deux idées, Édouard commença à pressentir la fin des effets de la poudre que Gordon lui avait prescrite. Il avait considéré laisser ses effets disparaître pour travailler quelques heures. Il décida plutôt d’en reprendre immédiatement, se coucher tôt et dormir tranquille. Il allait pouvoir ainsi offrir à ses filles une présence de qualité le lendemain matin et jusqu’à ce qu’elles soient rendues à l’école.
Il finissait à peine de tousser – la poudre était libératrice, mais combien irritante – lorsqu’on sonna à sa porte.
C’était en soi une surprise : les gens de son entourage tendaient à s’annoncer avant chaque visite. Il supposa que c’était Geneviève – après tout, elle travaillait non loin – mais un coup d’œil à travers le judas démentit son hypothèse : c’était plutôt une femme inconnue. Il ouvrit la porte, sans toutefois détacher une chaînette de sûreté.
« Oui? », fit-il, faute de meilleure entrée en matière. À travers l’entrebâillement, il put mieux la détailler : mi-vingtaine, blonde, manteau blanc à la mode… Elle se tenait devant la porte, les pieds joints et les mains derrière le dos avec un grand sourire d’écolière malicieuse.
« Édouard Gauss?
— On se connaît?
— Nous avons des amis communs. Est-ce que je peux entrer?
— Quels amis?
— J’arrive de chez Geneviève », dit-elle en souriant toujours un peu trop. « Moi, c’est Félicia. 
— Je ne me souviens pas qu’elle m’ait parlé d’une Félicia. Vous vous êtes connues comment?
— C’est moi qui ai acheté votre maison sur la rue Hill. Je l’ai rencontrée quelques fois, mais c’est mon notaire qui s’est occupé de la paperasse. En fait, avant ce soir, je n’avais pas compris que elle et toi, vous… » Elle fit un mouvement des mains pour compenser le mot qu’elle ne trouvait pas – à moins qu’elle ne veuille le prononcer – sans doute une variation sur étiez ensemble.
Édouard hésita un peu, mais il jugea que la visiteuse ne devait pas être trop dangereuse. Il fit glisser la chaînette et la laissa entrer. « Il ne faut pas parler trop fort : mes enfants dorment dans la pièce d’à côté et l’isolation est très mauvaise. » Il lui montra la table, mais elle ne s’assit pas. Elle prit plutôt le volume des Mystères de l’inexpliqué qui traînait là et le feuilleta sans le regarder.
« En fait, lorsque je parlais d’amis communs », chuchota-t-elle, « je ne parlais pas de Geneviève.
— Qui, alors?
— Des gens… spéciaux. Par exemple, à qui tu dois la faveur d’être en vie ». Édouard se raidit; elle continua à sourire. « Je suis initiée, moi aussi.
— Étais-tu là durant mon initiation?
— Oui. Belle cérémonie. À la mienne, ça n’était que mon maître et moi. »
Je le savais que l’initié-mystère avait une silhouette de femme! « Tu as dit que tu t’appelais comment?
— Félicia. Lytvyn. »
La fille de l’ex-caïd de La Cité était donc une sorcière… Claude n’allait pas y croire. Et si son père l’avait été aussi? Sa domination sans précédent sur la ville prenait alors un tout autre sens. « Enchanté », dit-il en lui tendant la main. Elle la lui serra avant de lui toucher le bras d’un geste à mi-chemin entre la familiarité et la caresse. Édouard tressaillit malgré lui.
« Tu ne m’as pas encore dit pourquoi tu étais allée voir Geneviève… »
Félicia soupira. « Elle n’était pas très réceptive, mais au moins, elle a mentionné ton nom, alors… Il n’y a pas de façon facile de le dire, mais au moins le fait que tu sois un initié facilite de beaucoup les choses. Allons-y sans détour. Ta fille…
— Quoi, ma fille? Qu’est-ce qu’elle a?
— Pas de panique… Je pense que je sais ce qui ne va pas avec elle.
— Pour commencer, qui t’a dit que…
— Je pense qu’elle est possédée par l’esprit d’un mort. Voilà. »
Édouard n’avait jamais eu le bec si bien cloué de toute sa vie.

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