dimanche 4 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 473 : Entre deux

Assis par terre, le dos contre le mur de la sacristie de son église-sanctuaire, Gordon observait Harré en pleine méditation. Même dans cette position – en demi-lotus, les yeux clos –, il lui semblait clair qu’il ne s’agissait pas de Van Haecht. Son maintien guindé et ses manières affectées se situaient à l’opposé de la spontanéité désarmante de Harré, et cette différence fondamentale se transposait jusque dans leur façon respective de rester immobiles.
Asjen et Aart continuaient encore à courir la ville pour ceci et cela au service de leur père. Gordon leur avait fait connaitre l’Orgasmik afin de les distraire de tout doute qu’ils pouvaient entretenir à leur endroit… Il n’avait plus à s’inquiéter de la loyauté de ces deux-là. 
 Gordon, lui, jouait le jeu en pleine connaissance de cause. Hier, il avait goûté pour une troisième fois à la pure extase. Harré lui avait promis que tant qu’il demeurait avec lui, tant qu’il obéissait à ses instructions, il pourrait en jouir à minuit chaque jour. Gordon avait vendu son âme au diable, mais à tout le moins, il avait obtenu un bon prix...
L’accessibilité du plus précieux trésor dévaluait tout le reste, et Gordon s’en moquait bien. Son apparence le montrait : il ne s’était pas changé depuis qu’il avait pris la main de Harré; cravate défaite, chemise à moitié déboutonnée, manches retroussées, barbe de trois jours… Il n’avait pas été aussi débraillé depuis des décennies.
Harré éclata soudainement de rire et déploya ses jambes engourdies. « Fantastique! L’intégration est complète! Mes capacités sont presque de retour! » Gordon préférait ne pas savoir ce que Harré avait pu faire subir à Latour pour voler sa magie. Était-ce la raison pour laquelle il s’était acharné sur les Maîtres durant la purge, avant qu’il soit tué par les Seize? « Encore un autre, et je serai prêt pour la suite! 
— Dois-je m’inquiéter?, demanda Gordon.
— Non, non, bien sûr que non. J’ai besoin de toi pour accomplir l’œuvre suprême. Toi et, idéalement, au moins un autre Maître. D’ailleurs, si tes petits copains ont pu modifier mon futur, c’est que l’un d’eux s’est élevé jusqu’à la metascharfsinn, non? Sais-tu lequel? Ou lesquels, peut-être? »
L’hypothèse la plus plausible plaçait Olson en tête de liste – après tout, il avait demandé à Gordon la formule qu’il avait développée pour stabiliser Tricane. Il se contenta toutefois de hausser les épaules en feignant l’ignorance. Il s’était soumis au bon vouloir de Harré, il avait accepté de lui prêter main forte, mais cela ne faisait pas d’eux des alliés pour autant.
Harré lui avait promis une nouvelle extase chaque jour à minuit, ni plus, ni moins. Il lui avait déjà avoué que l’en priver serait désastreux pour tout le monde; Gordon devinait qu’il ne voulait pas lui en donner plus pour les mêmes raisons. Après tout, il aurait fait n’importe quoi pour une dose supplémentaire…
Par ailleurs, Gordon pouvait déjà entrevoir les problèmes que recelait son futur… Il remarquait déjà que l’envie, la nécessité de la dose suivante croissait de manière exponentielle. Si la tendance s’accentuait, il viendrait vite à considérer le délai imposé aussi long que le siècle qu’il avait déjà attendu. Il ne pouvait y avoir qu’une seule issue s’il continuait à s’abandonner à cette dépendance toute-puissante : dès qu’il saurait comment trouver l’extase par lui-même, il ne ferait plus que cela, à l’exclusion du reste, jusqu’à en mourir, sourire aux lèvres. Loin de le décourager, cette perspective lui paraissait alléchante.
« À défaut d’un Maître, si j’avais entre les mains un objet de pouvoir, le reste serait beaucoup plus facile…
— Un objet de pouvoir? », demanda Gordon, vaguement remué dans son apathie. « Comme quoi? Mon anneau?
— Ah! Si seulement… Je parle de l’une de ces de pierres philosophales antiques, comme il ne s’en fait plus… »
— À quoi ressemblent-elles?
— Des sculptures mal dégrossies. J’en avais deux, grandes comme ma main, qui sont peut-être encore là où je les avais cachées, à Zurich, lorsque j’ai pressenti ma défaite imminente. Les autres, dans ma grotte, étaient aussi grandes qu’un homme…
— Ta grotte? »
Harré balaya la question d’un mouvement. « C’est sans importance. Le temps que je revienne de la Suisse ou du Guatemala, le futur sera déjà brouillé. Le temps presse… Plus j’avance maintenant, moins j’aurai à faire à l’aveuglette. Je ne peux pas échouer… Je ne peux pas… » Il devint pensif, ses yeux écarquillés fixés sur le mur de la sacristie.
Même s’il n’avait jamais entendu parler de ces objets de pouvoir, la description pointait vers un objet familier… Il se leva et massa ses jambes ankylosées. « Je vais aller prendre une marche.
— Va, va. Je ne m’inquiète pas : je sais que tu seras de retour pour minuit. »
Alors qu’il fermait la porte derrière lui, Gordon entendit Harré lancer : « Bonne chance, pour l’oiseau! »
Avant qu’il ait pu demander à quel oiseau Harré référait, il remarqua une grosse corneille, perchée dans un arbre juste devant la sortie. À peu près rien ne permettait de distinguer les individus de cette espèce, mais il aurait mis sa main au feu qu’il s’agissait de celle d’Édouard. Le cas échéant, elle ne se trouvait pas là par quelque coïncidence…
Il fit un pas vers elle, mais avant qu’il n’ait pu agir, elle crailla deux fois et prit son envol.
C’était fâcheux. Si ses anciens alliés pouvaient le retracer jusqu’ici, ils trouveraient également Harré. Il rentra.
« La marche a été courte…
— On nous a repérés.
— Je sais.
— Si l’oiseau fait l’erreur de revenir rôder, je serai prêt pour lui… »
Gordon avait promis à Édouard qu’il n’aurait pas d’autre avertissement s’il se mêlait encore de ses affaires… Rien ni personne n’allait se dresser entre lui et sa récompense quotidienne. 

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