dimanche 14 mai 2017

Le Nœud Gordien, épisode 470 : Futur antérieur

Sur le toit de l’Agora, Félicia attendait pendant que les autres délibéraient. Le simple fait qu’ils aient souhaité discuter en son absence des deux bombes qu’elle venait de lancer augurait mal pour elle.
Ce moment de calme demeurait néanmoins bienvenu. Le soleil rougeoyait au loin, prêt à relâcher son emprise sur cette journée brûlante. Pourtant, l’air chaud ne parvenait toujours pas à réchauffer ses extrémités, comme si son système sanguin refusait de les desservir.
La pétarade d’une moto sur le boulevard la fit sursauter. Il fallait le reconnaître : elle n’avait pas fini de digérer l’attentat de l’après-midi. Elle espérait que les effets du choc s’amenuisent vite – chair de poule, sursauts, flashbacks soudains, mais surtout cet état psychologique inconfortable, improbable mélange d’hypersensibilité et d’irréalité… Une nuit de sommeil aurait été un pas dans la bonne direction, mais elle demeurait sous l’effet du procédé qui la dispensait de dormir. Le véritable repos allait devoir attendre.
Un mouvement au niveau du sol attira son regard. Elle reconnut Avramopoulos, marchant d’un pas vif vers le stationnement. Elle devina que le vieux Maître avait – une fois de plus – claqué la porte face à des opinions différentes des siennes.
Peu de temps après, le grincement de la porte derrière elle annonça l’arrivée d’Isaac Stengers. Elle dissimula un tressaillement nerveux. De tous les initiés en ville, le disciple de Latour demeurait celui que Félicia connaissait le moins.
Il s’accouda à côté d’elle pour admirer le coucher de soleil.
« Alors, m’avez-vous déclarée anathème? », demanda-t-elle, à moitié sérieuse.
Stengers s’esclaffa. « Pas encore. Ni Tobin, d’ailleurs. Le consensus est que si des Maîtres sont menacés, leur sécurité est notre priorité absolue. Nous chercherons à aller au fond de cette histoire une fois la crise résolue. Si les Trois peuvent nous conduire jusqu’à Harré, il serait stupide de rater cette chance.
— Je présume qu’Avramopoulos n’était pas d’accord.
— Sans surprise, bien qu’il n’ait pas proposé d’autre piste. Sa priorité à lui, c’était d’abord de nous faire bien comprendre qu’il nous avait prévenus! Bref, tu peux redescendre. Olson est en train de tenter quelque chose qui risque de t’intéresser… Il essaie de voir le futur. »

Au troisième, l’Américain se tenait debout, les yeux fermés. Elle se joignit au groupe qui l’entourait, choisissant une place à côté de Polkinghorne. « Content de te voir, murmura-t-il.
— Quand est-ce qu’Olson est devenu devin?, répondit-elle.
— À ma connaissance, le soir de la petite Joute. Peut-être avant. Où est Édouard?
— J’aimerais bien le savoir… » Dans le passé, Harré s’en était pris aux Maîtres, non pas aux simples adeptes; son absence inquiétait Félicia, mais pas autant que celle de Gordon.
Un mouvement du côté d’Olson interrompit leur échange. « J’y suis presque », dit l’Américain, dont l’expression trahissait les marques d’un effort intense. « Je les vois! Van Haecht et Latour! Oh! » Il grimaça. « Un instant… Yes! Let’s kick that door in! Beaucoup mieux! Voyons voir… » L’exercice paraissait de plus en plus difficile. « Non. Lytvyn doit entrer la première. Et il nous faut des menottes! » Il rouvrit les yeux. « L’affaire est dans le sac, mes amis! 
— Il écrit le futur, ou quoi?, demanda Félicia à Polkinghorne.
— J’ai cru comprendre qu’il joue avec les paramètres de la scène, et il découvre ainsi quelles sont les conséquences de chacun...
— C’est fascinant… Tu imagines les possibilités? » Elle n’aurait pas tenté de ramener Espinosa si elle avait su que ses plaquettes ne suffiraient pas; elle n’aurait pas suivi Tobin si elle avait su qu’un attentat contre lui était en branle… Comment perdre lorsqu’on choisit ses batailles en fonction du résultat?

Tobin ne revint pas à l’Agora, mais il tint tout de même sa part du marché. Un peu avant vingt-deux heures, Félicia reçut les coordonnées supposées de Harré par texto. La vision d’Olson montrait que Vasquez, Polkinghorne et Stengers étaient aussi de l’expédition. Ils s’entassèrent tous dans la voiture de Félicia et se mirent en route dans la bonne humeur, confiants du succès programmé de leur mission. Félicia, pour sa part, continuait à s’inquiéter pour Gordon, absent de la vision, dont l’absence demeurait inexpliquée.
Leur destination se situait à quelques rues au nord du boulevard Saint-Martin. Ils effectuèrent une reconnaissance en passant deux fois devant l’adresse sans s’arrêter. Il s’agissait d’une vieille maison unifamiliale délabrée, devant laquelle un panneau À vendre balançait mollement au bout de chaînes rouillées. Les lettres délavées confirmaient qu’elle était sur le marché depuis une éternité… Et qu’elle avait de bonnes chances d’y demeurer.
Ils se stationnèrent un peu plus loin. « C’est par là qu’on passe », dit Olson en pointant la porte sur le côté. Évidemment, rien ne les obligeait à procéder ainsi. Mais dévier du plan, c’était aussi dévier du futur entrevu. « N’oubliez pas : Félicia doit entrer la première, rappela Olson durant leur approche.
— Sinon quoi? » L’Américain ne répondit pas, soudainement déconcerté. Félicia suivit son regard pour remarquer à son tour que l’issue latérale était entrouverte. « Je pensais qu’on devait enfoncer la porte, dit-elle. Comment ça marche? On la referme avant ou quoi?
— Je ne comprends pas… 
— On fait quoi, maintenant? », demanda-t-elle.
Polkinghorne déboutonna son veston, révélant le holster qu’il portait à l’aisselle. Il dégaina son arme. « Félicia, vas-y quand même. Je suis juste derrière toi.
— Attends dehors, dit Olson à Pénélope.
— Pas question! Je…
— C’est un ordre, coupa-t-il. Tu dois monter la garde. Et nous avertir au besoin… » À contrecœur, Vasquez accepta de rester derrière.
Félicia alla pousser la porte. Les quatre entrèrent en file indienne dans une cuisine nue, sans électroménagers. Les interrupteurs ne répondaient pas; l’électricité avait sans doute été coupée depuis belle lurette. « Ce n’est pas du tout ce que j’avais vu, dit Olson, de plus en plus affolé.
— Pas question d’arrêter maintenant », dit Félicia en activant la lampe de son téléphone. Vasquez et Stengers l’imitèrent. Ils passèrent au salon, vigilants comme jamais.
Une odeur d’encens et de mèche brûlée flottait encore dans le salon, premier indice d’occupation récente. Les téléphones éclairèrent les traces d’un cercle magique à moitié effacé, au centre duquel gisait une masse recouverte d’un drap. Une masse en forme de corps humain.
L’arme à la main, Polkinghorne saisit un coin de drap et le rabattit d’un geste décidé. Il fallut un instant à Félicia pour distinguer ce qu’elle voyait; c’était un corps beaucoup plus maigre que Gordon ou Latour. En fait, il était presque squelettique. Sa peau parcheminée et tendue sur son squelette rappelait celle d’une momie. Sa bouche entrouverte semblait figée en un cri muet.
« Mon Dieu!, s’exclama Stengers. C’est lui! »
Seule, Félicia n’aurait jamais fait le rapprochement. Mais la petite moustache, la chevelure, les vêtements… Ce cadavre était celui de Berthold Latour.
Estomaqué, Olson émettait des sons hachurés qu’il ne réussissait pas à articuler en mots, encore moins en phrases. Félicia comprenait son désarroi : il croyait avoir vu le futur. Comment expliquer que la réalité soit aussi différente?
Elle s’était réjouie, à l’Agora, de la possibilité de pouvoir choisir que des batailles victorieuses. Cette réflexion souffrait toutefois d’une implication évidente dont elle saisissait maintenant la portée… Et si l’ennemi pouvait faire pareil? « Harré a vu le futur qu’on lui préparait, conclut-elle à voix haute. Et il l’a transformé à son tour… »
Stengers s’agenouilla à côté de celui qui avait été son Maître. Il tenta de lui fermer les yeux, mais la pression pulvérisa ses paupières. Il tenta d’étouffer ses sanglots, mais il ne réussit qu’à les rendre encore plus pathétiques.
« Comment lutter contre quelqu’un qui voit tout, qui sait tout?, demanda Olson.  
— On ne peut pas, dit Polkinghorne.
— Mauvaise façon de penser, rétorqua Félicia. Il ne sait pas tout : il voit le futur. Les futurs. Mieux que nous. Ce qu’il faut, c’est trouver comment l’aveugler. Et vite. » 

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