Le tempérament anxieux
de Catherine Mandeville l’empêchait de discerner ses inquiétudes légitimes de
celles, génériques, qu’elle entretenait à propos d’à peu près tout.
Par exemple : la
Joute, jeu de Maître ou danger insoupçonné? Parmi les Seize, elle était la
seule qui n’avait jamais cessé de s’en méfier. Elle ne pouvait faire
abstraction du fait que les autres jouaient avec des forces encore mal comprises,
les mêmes qui avaient tué le grand Herman Schachter. Qui lui-même les avaient
découvertes en suivant la trace d’un déséquilibré mental meurtrier…
Avait-elle eu tort ou
raison? Pendant toutes ces années, elle s’était sans cesse remise en question.
Était-elle folle de se priver volontairement de ce plaisir soi-disant exquis? Était-elle
au contraire la voix de la raison, que personne n’écoutait?
Son anxiété compliquait
également ses relations. Elle appréciait Berthold, mais elle détestait les
malaises qui accompagnaient depuis toujours sa sexualité. Il lui arrivait de s’oublier
durant les moments les plus passionnés, mais dès que la réalité reprenait ses
droits, son complice devenait malgré lui le miroir de ses défaillances, de ses
insuffisances, de sa laideur. Elle avait été reconnaissante, ce matin, qu’il
parte en catimini, pendant qu’elle se douchait.
Elle fut toutefois
surprise de trouver ses lunettes à la sortie de sa chambre. Elle présuma qu’une
maladresse les lui avait fait échapper. Elle le lui signala par texto; s’il n’avait
pas réalisé leur perte sur-le-champ, c’était un indice qu’il pouvait survivre
sans elles.
Midi arriva sans qu’il
ait répondu. Elle se mit à craindre qu’il ait décidé qu’il en avait assez d’elle.
Sa raison lui rappelait qu’elle pouvait s’en réjouir, que leur relation n’était
au final qu’une distraction; une partie d’elle considérait toutefois cette éventualité
catastrophique. Son anxiété monta d’un cran.
Quatorze heures trente :
son téléphone sonna enfin. Ce n’était toutefois pas Berthold, mais son
apprenti, Isaac Stengers. L’adepte lui demanda s’il avait vu son Maître, qu’il
ne s’était pas présenté à leur séance de travail hebdomadaire… du jamais-vu.
Elle mentit, prétendant ne pas l’avoir croisé de la journée. Elle raccrocha; l’emprise
du stress s’accentua encore.
Quinze heures quinze :
elle se trouvait seule au troisième de l’Agora, dans un bâtiment presque vide,
le front collé à la baie vitrée, espérant reconnaître la voiture de Berthold
sur le boulevard en contrebas.
Quinze heures quarante :
le ding de l’ascenseur retentit.
Espoir déçu : Félicia Lytvyn en émergea. « Oh, c’est toi.
— Tu attendais
quelqu’un?
— Latour, répondit-elle.
— Et moi, je cherche
Gordon. Est-il passé par ici?
— Pas que je sache. En
fait, la dernière fois que je l’ai croisé, c’était lors de la petite Joute. À
propos, est-ce qu’il s’en est bien remis? Avez-vous réussi à comprendre ce qui
a cloché? » La jeune femme eut une réaction ambigüe. « Félicia,
est-ce que tout va bien?
— Tout va à merveille »,
mentit-elle. Paicheler aurait trouvé cette réponse arrogante, et elle n’aurait
pas manqué de rabattre le caquet de cette adepte impolie. Mais Mandeville était
sensible à l’autre discours, celui que le corps de Lytvyn lui renvoyait. Ses
épaules étaient crispées; ses bras, resserrés sur elle-même, comme si elle
cherchait à se réchauffer; elle léchait la plaie sur sa lèvre à toutes les deux
secondes… La jeune femme se débattait avec ses propres inquiétudes. Compte tenu
son aplomb coutumier, le contraste n’en était que plus marqué.
Elle décida de ne pas
insister et retourna son regard vers la rue.
« Tu l’attendais
pour quelle heure?, demanda Lytvyn sur un ton qui se voulait léger.
— Nous n’avions pas
rendez-vous. Je m’inquiète parce qu’apparemment, personne n’est capable de le
rejoindre. »
Félicia pâlit
significativement. « C’est pareil pour Gordon. »
Mandeville figea.
« Quoi?
— Nous devions nous
voir, mais il ne s’est pas présenté. Et il ne retourne pas mes appels non plus.
Ça ne lui ressemble pas…
— Van Haecht, Gordon
et Latour… La moitié des Maîtres, introuvables en même temps…
— Mon Dieu, dit
Félicia. Ce n’est pas une coïncidence…
— Que veux-tu dire? »
— Il faut
convoquer une assemblée d’urgence, dit Félicia.
— Tu as raison. Il
faut tirer cela au clair.
— En fait, je… »
La porte vers l’escalier
s’ouvrit soudainement; les deux femmes bondirent. C’était Karl. « Je vous
dérange? », demanda-t-il sourire en coin, amusé par leur réaction de
gazelles effarouchées.
« Non, non,
répondit Catherine, le cœur battant.
— Félicia, dit le
nouveau venu, est-ce que je peux te parler en privé?
— Heu, oui, bien entendu… »
D’un signe de la tête,
Catherine lui donna son congé. « Je convoque les gens pour dix-neuf heures. Tiens-moi informée si tu apprends quelque chose » conclut-elle.
Félicia et Tobin
repartirent par l’escalier; Catherine, pour sa part, entreprit de contacter
tout le monde. Chaque fois qu’elle tomba sur une boîte vocale, l’anxiété qui lui
nouait la gorge se resserra davantage.
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