dimanche 9 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 465 : Inquiète

Le tempérament anxieux de Catherine Mandeville l’empêchait de discerner ses inquiétudes légitimes de celles, génériques, qu’elle entretenait à propos d’à peu près tout.
Par exemple : la Joute, jeu de Maître ou danger insoupçonné? Parmi les Seize, elle était la seule qui n’avait jamais cessé de s’en méfier. Elle ne pouvait faire abstraction du fait que les autres jouaient avec des forces encore mal comprises, les mêmes qui avaient tué le grand Herman Schachter. Qui lui-même les avaient découvertes en suivant la trace d’un déséquilibré mental meurtrier…
Avait-elle eu tort ou raison? Pendant toutes ces années, elle s’était sans cesse remise en question. Était-elle folle de se priver volontairement de ce plaisir soi-disant exquis? Était-elle au contraire la voix de la raison, que personne n’écoutait?
Son anxiété compliquait également ses relations. Elle appréciait Berthold, mais elle détestait les malaises qui accompagnaient depuis toujours sa sexualité. Il lui arrivait de s’oublier durant les moments les plus passionnés, mais dès que la réalité reprenait ses droits, son complice devenait malgré lui le miroir de ses défaillances, de ses insuffisances, de sa laideur. Elle avait été reconnaissante, ce matin, qu’il parte en catimini, pendant qu’elle se douchait.
Elle fut toutefois surprise de trouver ses lunettes à la sortie de sa chambre. Elle présuma qu’une maladresse les lui avait fait échapper. Elle le lui signala par texto; s’il n’avait pas réalisé leur perte sur-le-champ, c’était un indice qu’il pouvait survivre sans elles.
Midi arriva sans qu’il ait répondu. Elle se mit à craindre qu’il ait décidé qu’il en avait assez d’elle. Sa raison lui rappelait qu’elle pouvait s’en réjouir, que leur relation n’était au final qu’une distraction; une partie d’elle considérait toutefois cette éventualité catastrophique. Son anxiété monta d’un cran.
Quatorze heures trente : son téléphone sonna enfin. Ce n’était toutefois pas Berthold, mais son apprenti, Isaac Stengers. L’adepte lui demanda s’il avait vu son Maître, qu’il ne s’était pas présenté à leur séance de travail hebdomadaire… du jamais-vu. Elle mentit, prétendant ne pas l’avoir croisé de la journée. Elle raccrocha; l’emprise du stress s’accentua encore.
Quinze heures quinze : elle se trouvait seule au troisième de l’Agora, dans un bâtiment presque vide, le front collé à la baie vitrée, espérant reconnaître la voiture de Berthold sur le boulevard en contrebas.
Quinze heures quarante : le ding de l’ascenseur retentit. Espoir déçu : Félicia Lytvyn en émergea. « Oh, c’est toi.
— Tu attendais quelqu’un?
— Latour, répondit-elle.
— Et moi, je cherche Gordon. Est-il passé par ici? 
— Pas que je sache. En fait, la dernière fois que je l’ai croisé, c’était lors de la petite Joute. À propos, est-ce qu’il s’en est bien remis? Avez-vous réussi à comprendre ce qui a cloché? » La jeune femme eut une réaction ambigüe. « Félicia, est-ce que tout va bien?
— Tout va à merveille », mentit-elle. Paicheler aurait trouvé cette réponse arrogante, et elle n’aurait pas manqué de rabattre le caquet de cette adepte impolie. Mais Mandeville était sensible à l’autre discours, celui que le corps de Lytvyn lui renvoyait. Ses épaules étaient crispées; ses bras, resserrés sur elle-même, comme si elle cherchait à se réchauffer; elle léchait la plaie sur sa lèvre à toutes les deux secondes… La jeune femme se débattait avec ses propres inquiétudes. Compte tenu son aplomb coutumier, le contraste n’en était que plus marqué.
Elle décida de ne pas insister et retourna son regard vers la rue.
« Tu l’attendais pour quelle heure?, demanda Lytvyn sur un ton qui se voulait léger.
— Nous n’avions pas rendez-vous. Je m’inquiète parce qu’apparemment, personne n’est capable de le rejoindre. »
Félicia pâlit significativement. « C’est pareil pour Gordon. »
Mandeville figea. « Quoi?
— Nous devions nous voir, mais il ne s’est pas présenté. Et il ne retourne pas mes appels non plus. Ça ne lui ressemble pas…
— Van Haecht, Gordon et Latour… La moitié des Maîtres, introuvables en même temps…
— Mon Dieu, dit Félicia. Ce n’est pas une coïncidence…
— Que veux-tu dire? »
— Il faut convoquer une assemblée d’urgence, dit Félicia.
— Tu as raison. Il faut tirer cela au clair.
— En fait, je… »
La porte vers l’escalier s’ouvrit soudainement; les deux femmes bondirent. C’était Karl. « Je vous dérange? », demanda-t-il sourire en coin, amusé par leur réaction de gazelles effarouchées.
« Non, non, répondit Catherine, le cœur battant.
— Félicia, dit le nouveau venu, est-ce que je peux te parler en privé?
— Heu, oui, bien entendu… »
D’un signe de la tête, Catherine lui donna son congé. « Je convoque les gens pour dix-neuf heures. Tiens-moi informée si tu apprends quelque chose » conclut-elle.
Félicia et Tobin repartirent par l’escalier; Catherine, pour sa part, entreprit de contacter tout le monde. Chaque fois qu’elle tomba sur une boîte vocale, l’anxiété qui lui nouait la gorge se resserra davantage.

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