Claude était devenu pâle
comme un drap; Édouard, carrément livide.
Harré, Gordon et Geneviève
formaient un triangle, chacun à deux mètres des autres; ils déclamaient des
incantations inintelligibles au milieu du vent grondant, les bras tendus vers
le ciel, pendant qu’au-dessus de leurs têtes, les nuages noirs tourbillonnaient.
Par moments, on pouvait reconnaître dans leurs mouvements ceux qu’avaient
répétés les malheureux spectateurs du complexe Les Muses. De solides bourrasques
soulevaient la poussière et les détritus avec un hululement sinistre, ponctué
de coups de tonnerre assourdissants.
Ils avaient retrouvé
Gordon. Ils avaient la confirmation qu’il avait rejoint le camp de Harré. Que
sa manœuvre durant l’émission n’était qu’un prélude à… ceci. Mais la surprise absolue de découvrir Geneviève mêlée à tout
cela avait scié les jambes d’Édouard.
Il fallut l’appel répété de
Claude pour le sortir de son ahurissement. Son allié avait dégainé son arme,
qu’il tenait à deux mains, pointée vers le sol. « Qu’est-ce qu’ils sont en
train de fabriquer?
— Je ne sais pas », répondit-il.
« Ça n’a pas l’air
très catholique. Il faut faire quelque chose!
— Mais quoi? »
Pragmatique, Claude
interpréta la question comme une invitation à prendre l’initiative. Il braqua
son arme et avança vers le trio. Édouard n’était guère convaincu qu’il s’agisse
de la meilleure approche, mais il n’avait rien de mieux à proposer. Il lui
emboîta le pas.
« Police! Que personne
ne bouge! », hurla Claude à mi-chemin. Les trois ne montrèrent aucun signe
de l’avoir entendu, ou même remarqué. Il tira un coup en l’air en s’approchant
davantage. Cette fois, il réussit à attirer leur attention. « Police! Les
mains en l’air! Cessez immédiatement!
— Non », dit Harré. Malgré
le vent, Édouard entendit le mot résonner comme s’il avait été prononcé dans
une cathédrale silencieuse. D’un mouvement de la tête, Harré signala à Gordon
de s’occuper des importuns.
Harré et Geneviève se
tendirent au même moment, comme s’ils prenaient sur leurs épaules la charge
dont Gordon devait se délester afin d’obéir à la consigne. « Statue »,
dit-il simplement. Un craquement électrique se fit entendre; une lueur rouge
les enveloppa. Claude et Édouard se retrouvèrent pétrifiés, incapables de
bouger le moindre muscle. Gordon les scruta un instant, le visage déformé par
le même rictus que Harré – et, plus inquiétant encore, Geneviève – avant de
retourner à ses incantations.
Piaffant d’impuissance dans
son cachot de chair, Édouard vit des points lumineux apparaître au cœur des
nuages. Cette lumière, tantôt jaune, angélique, apaisante, tantôt rouge,
infernale, terrifiante, donnait à la voute céleste des airs de jugement
dernier.
Il ne lui restait qu’à
accepter la défaite. Je suis cuit, mais
j’aurais dû m’y attendre, pensa-t-il plein d’amertume. Qu’est-ce que j’espérais accomplir en me mesurant aux plus grands
magiciens du monde, avec un grand total d’un procédé à mon répertoire?
Un instant.
Un seul procédé, peut-être…
Mais qui lui avait tout de
même permis de se libérer de la censure posée par Avramopoulos. Grâce auquel il
avait déjoué les défenses du repère de Gordon.
Pouvait-il espérer vaincre
cette nouvelle contrainte?
L’image du procédé
émergeant apparut dans son esprit, aussi claire que jamais. Il inspira à la
recherche de l’acuité; alors que, d’ordinaire, il lui fallait de longues minutes,
cette fois, l’état second lui rentra dedans. La magie qui saturait l’air
ambiant, loin de le rendre malade, envahit chaque cellule de son corps. Il lui
suffit de la faire passer par le
symbole dans sa tête – une procédure indescriptible, naturelle, instinctive –
pour lui permettre de libérer un doigt, un pied… Puis, de fil en aiguille, son
corps au complet. Pendant qu’il se concentrait, les nuages avaient grandi jusqu’à
éclipser le soleil, plongeant le boulevard dans une nuit précoce.
Même libéré, il se garda
bien de bouger. Laisser croire aux magiciens qu’il demeurait hors-jeu était son
seul atout. Il ne voyait qu’une issue : prendre l’arme de Claude et tuer
Harré, en espérant que le trou de la balle soit le point final de sa sinistre
entreprise – et de son joug sur Gordon et Geneviève.
Toucher une cible à vingt
mètres aurait été difficile même si le vent n’avait pas brouillé les cartes.
Tirer dans ces conditions serait pour le moins hasardeux, compte tenu que son
ex-femme, la mère de ses enfants, se trouvait tout à côté de la cible. Il
n’aurait sans doute pas de deuxième chance; il allait saisir l’arme, courir
autant que possible, et vider son chargeur à la seconde où son assaut serait
détecté. Il avait ainsi meilleur espoir de faire mouche… Et d’éviter les balles
perdues.
Il exhala et s’exécuta.
Il arracha le pistolet de
la main de Claude. Geneviève le remarqua en premier. Alors qu’il s’apprêtait à
tirer, elle fit un large mouvement du revers de la main. Une force invisible le
renversa. Il perdit pied et échappa son arme.
Il avait raté Harré… Mais
Gordon avait cessé ses incantations. Il regardait, incrédule, deux taches de
sang s’agrandir sur sa chemise fripée. Il voulut parler, mais il s’écroula sur
l’asphalte.
Les traits crispés, le
visage luisant de sueur, Harré semblait secoué. « Débarrrasse-nous de
lui », dit-il à Geneviève sans desserrer les dents. « Je peux tenir
quelque temps, nous finirons à deux. »
Édouard tendit la main vers
le pistolet, mais d’un nouveau mouvement de la main, Geneviève chiffonna
l’arme, comme si elle avait été faite de papier plutôt que de métal.
« Imbécile », cracha-t-elle en s’approchant, le visage tordu par la
haine. « Je comprends que ta femme ait été furieuse contre toi. Elle
craignait que ton projet égoïste d’émission mette en péril la vie de vos
enfants… Elle ne pensait qu’à cela, lorsque je l’ai possédée. Ironique,
n’est-ce pas? C’est elle qui nous a montré comment Gordon pourrait s’adresser à
La Cité entière… La pièce manquante pour nous permettre de réaliser notre
Œuvre. Oh, nous aurions bien trouvé une occasion de le faire, même sans toi… Mais
tu nous l’as servie sur un plateau d’argent.
— Hill! », s’exclama
Harré, confirmant à qui Édouard avait réellement affaire. « J’ai besoin de
ton aide! Presse-toi!
— Nous devons
malheureusement mettre fin à notre conversation. Votre corps m’a bien servi
dans le passé; j’en reprendrai volontiers possession. Après que vous l’ayez
quitté pour toujours, bien entendu, ajouta-t-il avec un sourire rogue. Quoiqu’à
bien y penser, j’aurais intérêt à conserver celui de cette femme pour user
selon mon bon plaisir, une fois notre Œuvre complétée…
— Hill!, répéta Harré,
l’urgence dans la voix.
— Adieu, M. Gauss. »
Hill serra le poing;
Édouard se mit à suffoquer, écrasé par la même force qui avait détruit son
arme, incapable de se détourner du spectacle atroce d’une ‘Geneviève’ amusée de
le voir périr.
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