dimanche 15 octobre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 492 : La magie révélée, 6e partie

Félicia reçut deux textos d’Édouard à dix-huit heures cinquante. Le premier disait : Dans dix minutes, écoute CitéMédia. Le second ajoutait : Je préfère que tu l’apprennes de moi.
Intriguée, elle s’était installée devant la télé avec une coupe de blanc. Elle savait qu’Édouard planchait dur sur un projet financé par la station, mais elle en ignorait la nature précise. Avec ses propres chats à fouetter, elle ne s’était pas trop souciée des siens. Pour tout dire, avec Harré en liberté, elle n’était pas fâchée qu’il se soit tenu loin de l’Agora au cours des dernières semaines.
Dix-neuf heures. Une musique mystérieuse accompagna l’apparition du titre de l’émission : La magie révélée. Elle avait bien vu les publicités qui l’annonçaient ces derniers jours, affichées un peu partout dans La Cité, sans toutefois y porter attention. La télé n’avait jamais été son truc.
Elle se prêta quand même au jeu, curieuse de découvrir ce qu’Édouard voulait qu’elle y voie. Les surprises s’enfilèrent en crescendo, la première étant la présence de Ben parmi les panélistes. Il eut la présence d’esprit de ne pas la nommer durant son récit de la catastrophe du Hilltown, mais le soulagement de Félicia fut de courte durée – jusqu’à la présentation du deuxième extrait vidéo.
Sa réaction fut viscérale : elle se retrouva debout sur le divan, les deux mains sur la tête, à gueuler « Non! Non, non, non, non! FUCK! » Elle venait de se voir – et toute La Cité avec elle –, planquée derrière la voiture de Tobin, pendant qu’il se débarrassait par des moyens clairement surnaturels du tueur à ses trousses.
Le cœur battant, elle poursuivit son écoute sans se rasseoir. Elle comprit peu après le sens réel du titre : La magie révélée… Par Édouard Gauss et Ozzy-la-corneille. Comment avait-il pu en venir à cette idée saugrenue? Pensait-il que les Maîtres le laisseraient faire impunément? Oh, Édouard…
Ces émotions n’étaient que le prélude au vrai coup de théâtre : l’entrée en scène de Gordon. Heureuse de le voir en vie, étonnée qu’il apparaisse dans cette émission, elle le vit ordonner au public de répéter sa série de mouvements… Contre toute attente, le public se prêta au jeu avec une précision et une énergie inattendues. Surnaturelles.
Elle n’en croyait pas ses yeux. Gordon contrevenait aux cinq principes de la façon la plus vulgaire – en direct à la télévision! Son expression finale la renversa encore plus que tout le reste. Elle ne put l’apercevoir qu’un instant, moins d’une seconde avant que l’émission soit remplacée par un écran noir où flottaient les lettres No signal. Son regard, son sourire… Elle ne pouvait voir que deux possibilités. Soit Gordon avait été possédé par Harré… Soit il l’avait rejoint dans la folie.
Il y avait anguille sous roche. Une anguille monstrueuse… La trahison d’Édouard était une peccadille comparée au coup d’éclat de Gordon. À quoi pouvaient rimer ces mouvements? Le seul indice clair dont elle disposait, c’était le symbole qu’il avait montré à la caméra. Il figurait parmi ceux qui avaient été mobilisés durant le grand rituel, afin de canaliser le trop-plein d’énergie émis par le deuxième cercle. Mais encore?
Elle voulut contacter ses collègues de l’Agora, mais son téléphone ne détectait aucun réseau. À défaut de les appeler, elle pouvait toujours se rendre à eux. Elle attrapa son sac et sortit.
Ce qu’elle vit dans le ciel ajouta une nouvelle surprise à la séquence.
La rue Hill offrait une vue imprenable sur La Cité. Jusqu’ici, la journée avait été splendide, sans un nuage d’un horizon à l’autre. Une cellule orageuse était toutefois apparue au-dessus du centre-ville, une tache qui n’aurait pas dû noircir ce fond bleu. Elle grandissait à vue d’œil. La manœuvre de Gordon était sans doute reliée à ce phénomène inquiétant… Qui sait quelle en serait la conclusion? Une chose était claire dans son esprit : elle ne pouvait pas rester là, les bras croisés, et attendre de la découvrir.
Réfléchis, fille : tu ne peux pas te lancer tête baissée dans la mêlée. Qu’il s’agisse de Gordon ou de Harré, son adversaire avait accès à la metascharfsinn. Elle ne pourrait guère espérer faire mieux qu’Olson et Vasquez. À moins que…
Si Hill avait la solution contre la divination, peut-être qu’il pourrait l’outiller contre la metascharfsinn. Elle se précipita au grenier en se maudissant de ne pas y avoir pensé plus tôt.
En touchant le symbole, elle s’attendait à retourner dans le purgatoire où Hill demeurait prisonnier; une toute autre expérience l’attendait, aussi déroutante qu’inattendue.
Elle marchait dans la rue, à la lisière du Centre-Sud. Elle voyait à travers les yeux d’une autre personne… Celle-ci jeta un coup d’œil en direction du ciel grondant, juste au-dessus de sa tête. « Nous y sommes », dit-elle d’une voix féminine, vaguement familière. Elle regarda ensuite une bâtisse dont Félicia reconnut la façade décrépite. Un modeste carton collé sur la vitrine, à l’intérieur, indiquait Centre communautaire St-Martin, surplombé par le logo de Cité Solidaire. Un graffiti jaune et blanc recouvrait une bonne partie de la vitre grillagée. Sainte-Trinité, priez pour nous.
Elle tourna la tête vers son compagnon. Harré. « L’intersection des trois Cercles, dit le Maître fou. Après tout ce temps passé à attendre, plus morts que vifs… Enfin.
— Il ne manque plus que Gordon…
— Et ce sera la fin d’un monde. Le… » Harré s’arrêta net. Il la dévisagea. Félicia sut que c’était elle qu’il scrutait, et non pas ce corps qu’il habitait. « Il y a une intruse dans ta tête », dit-il.
Félicia fut éjectée de la vision sans autre forme de procès. Elle ouvrit les yeux, couchée sur le sol du grenier, sonnée. Elle se releva et toucha le symbole à nouveau : rien ne se produisit. Elle tituba jusqu’à sa voiture. La fin d’un monde, avait dit Harré. Il était fou, mais pourquoi Hill – et peut-être Gordon – s’étaient-ils joints à lui, si ses visées s’avéraient nihilistes? Quel sot pouvait vouloir scier la branche sur laquelle il était assis? Où ils étaient tous assis!
Elle mit le cap vers l’est sans se préoccuper du code de la route. Au-dessus de sa tête, les nuages noirs s’étendaient comme une tache d’huile. 

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