Dès que Gordon disparut, le
technicien qui bloquait à voie à Édouard s’en désintéressa pour se mettre à
gesticuler à son tour.
Alexandre, Claude et les
deux agents en civil accoururent. L’un d’eux, un vétéran moustachu, demanda à
Claude : « Boss… Veux-tu bien me dire qu’est-ce qui vient de se
passer, là?
— Je sais que ce ne sera
pas facile à croire, mais cet homme est un puissant magicien. Un vrai de vrai. »
Le moustachu jeta un regard
vers la salle chaotique. « Ouais, ok, répondit-il avec un sang-froid
étonnant. Ça explique bien des choses. »
Les pensées d’Édouard
défilaient à une vitesse folle. Gordon, l’un des Seize, avait fait son coming out occulte en direct à la télé.
D’une manière ou d’une autre, il avait réussi à hypnotiser une bonne partie de
la foule… Mais pourquoi? « Tout ça… Ce n’est pas un objectif en soi. Ce
n’est qu’un moyen.
— Qu’est-ce que ça peut
être?, demanda Alex.
— Je ne sais pas. Mais il
avait les yeux fous de Harré. Il faut craindre le pire… Peu importe ce qu’il
tente d’accomplir, il faut l’arrêter. »
Alexandre allait rétorquer,
mais Claude déclara, d’un ton sans appel : « Avant toute chose, on
sort d’ici. »
L’évacuation de la salle
s’était mise en branle, entravée par ceux qui continuaient d’obéir aux
instructions de Gordon. « Suivez-moi, dit Édouard. On passe par les coulisses. »
Il attrapa la cage d’Ozzy qui crailla, indigné d’encore s’y trouver, puis il
guida ses alliés jusqu’à une sortie de secours.
La lourde porte se referma
derrière eux. À l’extérieur, ceux qui n’avaient pas été admis à l’émission
étaient en proie à la même compulsion que les autres spectateurs. « What the fuck?, lança Alexandre. Comment
Gordon a pu affecter tout ce monde-là en même temps?
— Je ne pensais pas que
c’était possible, répondit Édouard.
— Alors, va falloir lui
demander, dit le moustachu. Comment on le retrouve, votre magicien? »
Édouard avait une petite
idée. Il posa un genou par terre et libéra Ozzy. L’oiseau prit son envol et
décrivit un cercle au-dessus de leurs têtes avant de revenir se poser sur le
poing d’Édouard. « Peux-tu retrouver Gordon, mon trésor? » La
corneille croassa quatre fois et s’envola de nouveau – direction sud.
« Let’s go!, dit Alexandre.
— Non, pas toi, réagit
Édouard.
— Hein? Pourquoi?
— Parce que Gordon a menacé
ma famille. Peut-être qu’il ne travaille pas seul. Peut-être que Geneviève et
les filles sont en danger. Je ne peux pas prendre ce risque. Je veux que tu te
rendes chez elle, que tu les amènes toutes les trois dans un endroit sûr, et
que tu ne les perdes pas de vue tant que tout cela n’est pas réglé, ok?
— J’appelle des
renforts », dit l’autre agent. C’était un homme à la carrure solide, poilu
comme un ours à l’exception du crâne, lisse comme une boule de quille.
« Pas de réception. Tous les réseaux sont kaput – même les services
d’urgence.
— Va falloir qu’on se
démerde seuls, dit Claude. En passant, je vous présente le lieutenant Caron et
le sergent Thibeault. » Édouard et Alex leur serrèrent la main.
« Thibeault, tu vas avec Alex. Toi, Jean-Marie, tu viens avec nous.
— Bonne chance, dit Alex.
Faites attention à vous.
— Toi aussi. » Édouard
et ses deux alliés s’engagèrent sur la piste qu’Ozzy leur indiquait.
Une grappe de gens
occupaient un carrefour plus loin sur leur chemin. « Eux autres, ils ne
sont pas là par hasard », déclara le lieutenant Caron. En effet, si les
flâneurs étaient légion dans la zone-tampon entre le Centre et le Centre-Sud,
ceux-ci montaient ostensiblement la garde, plusieurs avec une arme à la main.
Ozzy les avait déjà dépassés; il attendait patiemment son maître, perché sur un
fil électrique.
« Va falloir créer une
diversion si on veut continuer. Jean-Marie, tu vas aller te positionner à
l’est. Dans cinq minutes, tu vas crier Police! Jetez
vos armes!, tout en gardant tes distances. Surtout, reste à couvert. Nous,
continua-t-il en s’adressant à Édouard, nous allons approcher par l’ouest. En
passant par la ruelle, là-bas, on va pouvoir ressortir derrière eux. Avec un
peu de chance, personne ne nous verra.
— Je vais m’assurer que
tout le monde regarde de mon mon bord », dit Caron. Il ne semblait pas fâché
de se frotter à un peu d’action. « Puis après?
— Après, tu te rends au
poste le plus près et tu vas chercher des renforts. »
Il acquiesça, résolu. « Let’s
go. »
Le plan fonctionna à
merveille. Lorsque le cri se fit entendre, les soldats de fortune se
planquèrent, craignant une fusillade. Deux d’entre eux détalèrent carrément.
Édouard et Claude se faufilèrent sans être inquiétés, pendant que Caron
continuaient à leur crier des ordres d’une voix autoritaire, mais sans jamais
se montrer. À la sortie de la ruelle, ils durent prendre un détour pour éviter
de s’exposer aux vigiles. Ozzy les rejoint en croassant, comme pour leur dire
qu’ils se trompaient de chemin. Ils aperçurent au loin que d’autres carrefours
étaient barrés, mais tout indiquait qu’ils avaient traversé le blocus. Ils
redoublèrent de vigilance en continuant d’avancer.
Chaque pas qui le
rapprochait du Centre-Sud accentuait chez Édouard une sensation analogue à
celle du plongeur qui descend trop vite dans les profondeurs… La sensation lui
rappelait celle qu’il avait ressentie lorsqu’il avait fait l’erreur de méditer
dans la maison d’Avramopoulos et de Virkkunen, dans le Centre-Sud. Ce jour-là,
il avait failli y rester, démoli par l’énergie radiesthésique trop concentrée…
Cette fois était pire encore. L’air en était saturé au point qu’il la goûtait
presque sur sa langue, une viscosité écœurante qui se ressentait par l’âme
plutôt que par les sens usuels…
Ozzy tourna à droite sur
une artère familière : le boulevard St-Martin. Ils suivirent l’oiseau…
…et ils aperçurent,
deux-cent mètres plus loin, trois figures nimbées d’un halo chatoyant, au beau
milieu de la rue déserte. Édouard reconnut Harré, Gordon, et…
« Geneviève? »
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