dimanche 18 octobre 2009

Noeud Gordien épisode 92

Euréka, 1re partie

Félicia Lytvyn avait trois champs d’intérêt dans la vie. Le premier était un hédonisme militant, une recherche des plaisirs sensuels élevée au rang de mode de vie. C’était bien le moins important des trois, même si c’était celui qui la caractérisait aux yeux de ceux qui croyaient la connaître.

Le second domaine avait toujours fait partie de son quotidien… la musique. Bébé, elle chantait des comptines en battant des mains; petite fille, elle s’amusait avec ses copines à émuler les succès et les mimiques des chanteuses pop qui étaient leurs idoles adorées. Adolescente, elle s’était tournée vers le punk et le métal; la violence déchaînée des guitares lourdes vibrait parfaitement avec le mal-être avec lequel elle composait durant ces années-là.

Peu avant sa graduation, elle s’était surprise à prêter l’oreille à cette musique qu’elle avait jusque-là associée à son père et à toute chose vieille et plate : le classique. Elle avait découvert un univers beaucoup plus profond et divers qu’elle aurait cru possible… On s’était moqué d’elle lorsqu’elle avait choisi d’étudier l’histoire de l’art à l’université en supposant que c’était un choix par dépit, l’engagement d’une dilettante fille de riche dans une formation cul-de-sac et sans carrière possible. Mais c’était par conviction qu’elle avait choisi cette voie; elle devinait l’existence d’un je-ne-sais-quoi de magique derrière l’évolution des musiques, un mystère unissant l’intention derrière les œuvres de Mozart et de Kraftwerk, celles de Schumann et de Johnny Cash, ou encore de Chopin et de Miles Davis…

Cette préoccupation pour l’essence commune d’œuvres pourtant rattachées à des mouvements différents transforma son regard sur la musique mais sur la vie également. La question qui l’habita toute entière durant ces années était comment l’innovation est-elle possible? Après tout, aucune note, aucun son n’était absolument inédit; comment pouvait-on arriver à en agencer plusieurs de façon créative? L’innovation était assurément ancrée dans la musique existante capable de toucher et d’influence le compositeur, mais elle ne pouvait y être circonscrite. Les véritables pionniers dépassaient la redite, s’élevaient au-delà du collage. En alliant ce qu’ils apprenaient de leurs prédécesseurs à leur propre génie, ils devenaient de véritables démiurges, les causes premières d’un nouveau cycle susceptible de polliniser à son tour les œuvres de la génération montante…

Il y avait les Bach et Mozart qui avaient atteint les sommets pour leur époque respective… L’audace de Stravinsky capable de causer une émeute (à l’Opéra!) lors de la première de son Sacre du printemps… Mais il y avait aussi ces vieux punks qu’elle écoutait adolescente : elle comprenait maintenant qu’ils n’étaient pas que des rebelles bruyants, mais surtout qu’ils avaient été de jeunes visionnaires capables de tirer de l’air du temps une nouvelle façon de voir, d’être, de vivre… par l’entremise de quelques accords lourds et tout simples capables de former un véritable mur de son.

Cette conscience de la possibilité de transcender le connu, d’inventer le nouveau en le tirant du néant toucha l’inconscient de la jeune Félicia au point de devenir le moteur de ses aspirations.

Elle avait exploré les rudiments de la guitare, de la flûte traversière et du piano sans jamais réussir à persévérer jusqu’à l’acquisition de bases solides. Le spectre du regard de ces titans qu’elle admirait ne la quittait pas; face à leur génie, elle ne pouvait qu’apparaître incompétente avec ses gammes maladroites. Son incapacité à suivre les traces de ses idoles fut une source de frustration importante; elle en vint cependant à réaliser que l’invention n’est pas l’apanage du compositeur. Les artistes, les inventeurs, les sportifs, certains professionnels, tous ceux dont l’activité repose sur une certaine expertise pouvaient s’engager sur la voie du perfectionnement. La musique n’était pas le domaine dans lequel elle pourrait briller? Qu’à cela ne tienne : il ne lui restait qu’à trouver son créneau.

À vingt ans, ses prières furent exaucées. Quelqu’un décida de la prendre au sérieux et lui fit enfin découvrir un champ dans lequel elle pourrait devenir experte.

Et aujourd’hui, c’était à son tour de reculer les limites du possible dans ce champ-là.

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