Un seul
souvenir se distinguait, à la fois par sa précision et par son intensité. Celui-là,
elle savait précisément en quelles circonstances elle l’avait vécu. C’était le
moment où son esprit s’était brisé. Elle se souvenait de la pression croissante
jusqu’à ce que quelque chose cède en
elle à la manière d’une digue; elle avait été ensuite emportée par des images,
des sons et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Hanifah avait cessé d’exister,
engloutie par une marée sans queue ni tête.
Un homme l’avait
un jour trouvée dans une ruelle de Tanger; il l’avait forcée à avaler un
traitement qui avait mis son mal en veilleuse. En ouvrant les yeux, pour la
première fois depuis une éternité, elle avait retrouvé un semblant de
cohérence, d’identité : Tricane était née.
Chose
étrange, elle avait reconnu celui qui l’avait soignée, bien qu’elle ne l’eût jamais
vu. Il avait habité ses délires, une présence rassurante parmi cent mille
autres… Il avait toujours été destiné à la sauver. Une autre certitude était
venue avec la reconnaissance : son futur dépendait d’une autre personne qu’elle
devait trouver avant qu’il ne soit trop tard. Qui? Elle l’ignorait. Une vision
s’imposait toutefois à son esprit : trois lignes horizontales, ondulées et
parallèles. Ce dessin saurait la guider, c’est tout ce qu’elle retenait. Elle
conservait l’impression d’en avoir su davantage dans ce moment-là, mais le
reste s’était estompé en quelques secondes, comme les détails d’un rêve
fiévreux après le réveil.
Son sauveteur
l’avait initiée aux secrets de ses traditions pour découvrir qu’elle l’avait
sans doute déjà été auparavant. Elle n’en gardait aucun souvenir, mais c’était
comme si son corps se souvenait des exercices et des procédés que son esprit ignorait.
Elle avait pu connecter avec l’état d’acuité facilement, et en un an, elle
commençait – recommençait? – à accomplir des effets de plus en plus complexes à
un rythme stupéfiant.
Elle avait
par la suite suivi Abran Gordon dans tous ses déplacements.
Ils étaient
arrivés dans La Cité depuis quelques mois lorsqu’elle vit un matin les mêmes
trois lignes ondulantes que dans sa vision. Le soleil levant frappait une
petite flaque d’eau stagnante que les vibrations avoisinantes faisaient remuer
légèrement. Ce matin-là, elle bondit hors de son lit de fortune pour aller aux
devants du destin à la ville.
Lorsque
Tricane avait croisé Karl Tobin ce jour-là, c’était comme si les cieux s’étaient
ouverts pour l’auréoler. Il portait au bras le tatouage d’une sirène assise sur
une pierre; l’eau était représentée en dessous par les mêmes trois lignes qu’elle
avait vues dans sa vision – et revues le matin même.
Elle l’avait
observé à distance pendant quelques jours avant de l’approcher. Prétextant
avoir besoin d’aide, elle l’avait interrogé sur son tatouage. De fil en
aiguille, ils s’étaient échangé des faveurs. Tricane avait vu dans sa conduite
un indice qu’il se montrerait réceptif aux coutumes d’obligations réciproques
qui cimentaient les liens entre initiés.
Forte de la
certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait, elle l’aurait initié
sur-le-champ, mais Gordon avait refusé. Il ne le lui permit qu’après qu’elle
eut reçu son anneau.
Tobin s’était
avéré un piètre élève. Il ne pratiquait ses exercices purificatoires que sous
supervision, comme un écolier. Après plusieurs mois de travail, il ne semblait
pas même proche d’être en mesure d’entreprendre les exercices méditatifs qui
conduisaient à l’acuité, puis à l’accomplissement de procédés. D’ordinaire, un
maître sélectionnait soigneusement ceux et celles avec qui il partageait ses
secrets; Karl Tobin avait été choisi seulement en raison d’un détail de son
tatouage. L’avait-elle trouvé en raison d’une fausse manifestation synchrone?
Le reflet sur le mur avait conduit Tricane à lui le même jour. Ça ne pouvait
être qu’une simple coïncidence. À moins que l’erreur eût été commise lors de l’interprétation
de la vision originelle?
Elle avait
reçu la formule du médicament après que Gordon eut décidé qu’elle méritait son
anneau. Il recollait les pièces de son esprit cassé, mais sa lucidité actuelle
n’était pas sans prix. Paradoxalement, son chaos mental lui donnait aussi une forme
de clarté, comme si une oasis de sagesse illuminée fleurissait au cœur d’un
désert mouvant de délires. Il lui arrivait d’éprouver une certaine nostalgie pour
cet état bien particulier que Gordon avait su entretenir en ajustant sa
posologie, mais elle n’était pas prête à y retourner, même momentanément. Pas
encore…
Elle avait
demandé à Karl d’arriver pour midi; il arriva avec quinze minutes de retard. « Le
trafic », expliqua-t-il d’un ton narquois. Ils savaient tous les deux que
la seule voiture des environs était celle de Mitch qui venait de le déposer à
la porte.
« C’est
aujourd’hui qu’on enlève tes bandages », répondit-elle d’un ton plat.
Malgré ses
sourcils toujours froncés, les yeux de Karl s’illuminèrent. Il boita jusqu’au
tabouret que Tricane lui montra. Ils n’avaient pas besoin de se rendre jusqu’à
la chambre secrète pour accomplir l’opération : si elle avait réussi, il
pourrait y monter par ses propres moyens.
Elle alla
chercher des sécateurs rouillés dans son jardin à l’arrière. Son choix d’outil
sembla inquiéter Karl. Elle glissa néanmoins une lame sous les bandages
enserrés contre sa cuisse. Ils cédèrent facilement au coup de cisaille,
libérant du coup une horrible odeur de putréfaction. Tobin chercha le regard de
Tricane, troublé à l’idée que la puanteur soit celle de sa chair plutôt que celle
du traitement. Tricane se contenta de continuer à entailler le tissu jusqu’à ce
qu’il tombe par terre, emportant avec lui les éclisses qui avaient maintenu sa
jambe immobile depuis des semaines.
Tricane se
releva en laissant les sécateurs par terre. La cuisse de Tobin était entière,
la peau lisse et sans poil. Les endroits où la chair avait été arrachée par les
shrapnels avaient la blancheur de cicatrices, sans en avoir la raideur ou les
boursouflures. Incrédule, Karl fléchit sa jambe en la tapotant du bout des
doigts… Prudent, il se leva en s’appuyant sur sa jambe intacte avant de
transférer graduellement son poids sur celle qui, récemment encore, avait été
esquintée…
Il regarda
Tricane, le visage surpris incrédule, comme s’il n’avait jamais réellement cru
que Tricane fût capable d’honorer sa promesse. Il poussa un cri de joie en
empoignant Tricane; il voulut la faire tourner, mais sa jambe faillit un instant.
Il déposa Tricane juste à temps pour pouvoir s’appuyer sur elle.
Instantanément, sa mine redevint sombre.
« N’en fais pas trop, petit Karl! Elle
manque d’exercice, ta jambe, c’est tout… vas-y lentement! »
Il put
constater que Tricane disait vrai : la défaillance n’était que passagère. Sa
bonne humeur revint aussi vite qu’elle était partie. « Je suis guéri! »,
déclara-t-il avant d’éclater d’un rire sans retenue. « Je suis correct! »
Tricane était touchée de le voir rire et bouger spontanément après tous ces
mois de morosité!
À la surprise
de Tricane, il devint subitement solennel. Il tomba à genoux devant elle en lui
prenant la main. Même accroupi, il pouvait presque la regarder dans les yeux.
Il fixa son regard dans le sien avec une intensité qu’elle avait pensé ne
jamais revoir. « Merci », lui dit-il en baisant sa main.
Toute la reconnaissance du monde se trouvait dans cette simple parole. « Je
ne douterai plus.
— Montons
alors. Tu as encore beaucoup de travail... »
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