dimanche 17 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 142 : Trois vaguelettes

Tricane était née deux fois. On lui avait dit qu’elle s’était déjà appelée Hanifah, mais elle ne savait rien de sa première vie. Elle disposait tout au plus d’une poignée d’impressions floues, parfois des images, plus souvent des sensations détachées de tout contexte… Le goût salé des embruns de la mer sur ses lèvres séchées par la baignade. L’odeur lève-cœur d’une tannerie. La silhouette d’une femme blonde au visage indistinct sinon la blancheur de sa peau.
Un seul souvenir se distinguait, à la fois par sa précision et par son intensité. Celui-là, elle savait précisément en quelles circonstances elle l’avait vécu. C’était le moment où son esprit s’était brisé. Elle se souvenait de la pression croissante jusqu’à ce que quelque chose cède en elle à la manière d’une digue; elle avait été ensuite emportée par des images, des sons et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Hanifah avait cessé d’exister, engloutie par une marée sans queue ni tête.
Un homme l’avait un jour trouvée dans une ruelle de Tanger; il l’avait forcée à avaler un traitement qui avait mis son mal en veilleuse. En ouvrant les yeux, pour la première fois depuis une éternité, elle avait retrouvé un semblant de cohérence, d’identité : Tricane était née.  
Chose étrange, elle avait reconnu celui qui l’avait soignée, bien qu’elle ne l’eût jamais vu. Il avait habité ses délires, une présence rassurante parmi cent mille autres… Il avait toujours été destiné à la sauver. Une autre certitude était venue avec la reconnaissance : son futur dépendait d’une autre personne qu’elle devait trouver avant qu’il ne soit trop tard. Qui? Elle l’ignorait. Une vision s’imposait toutefois à son esprit : trois lignes horizontales, ondulées et parallèles. Ce dessin saurait la guider, c’est tout ce qu’elle retenait. Elle conservait l’impression d’en avoir su davantage dans ce moment-là, mais le reste s’était estompé en quelques secondes, comme les détails d’un rêve fiévreux après le réveil.
Son sauveteur l’avait initiée aux secrets de ses traditions pour découvrir qu’elle l’avait sans doute déjà été auparavant. Elle n’en gardait aucun souvenir, mais c’était comme si son corps se souvenait des exercices et des procédés que son esprit ignorait. Elle avait pu connecter avec l’état d’acuité facilement, et en un an, elle commençait – recommençait? – à accomplir des effets de plus en plus complexes à un rythme stupéfiant.
Elle avait par la suite suivi Abran Gordon dans tous ses déplacements.
Ils étaient arrivés dans La Cité depuis quelques mois lorsqu’elle vit un matin les mêmes trois lignes ondulantes que dans sa vision. Le soleil levant frappait une petite flaque d’eau stagnante que les vibrations avoisinantes faisaient remuer légèrement. Ce matin-là, elle bondit hors de son lit de fortune pour aller aux devants du destin à la ville.
Lorsque Tricane avait croisé Karl Tobin ce jour-là, c’était comme si les cieux s’étaient ouverts pour l’auréoler. Il portait au bras le tatouage d’une sirène assise sur une pierre; l’eau était représentée en dessous par les mêmes trois lignes qu’elle avait vues dans sa vision – et revues le matin même.
Elle l’avait observé à distance pendant quelques jours avant de l’approcher. Prétextant avoir besoin d’aide, elle l’avait interrogé sur son tatouage. De fil en aiguille, ils s’étaient échangé des faveurs. Tricane avait vu dans sa conduite un indice qu’il se montrerait réceptif aux coutumes d’obligations réciproques qui cimentaient les liens entre initiés.  
Forte de la certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait, elle l’aurait initié sur-le-champ, mais Gordon avait refusé. Il ne le lui permit qu’après qu’elle eut reçu son anneau.
Tobin s’était avéré un piètre élève. Il ne pratiquait ses exercices purificatoires que sous supervision, comme un écolier. Après plusieurs mois de travail, il ne semblait pas même proche d’être en mesure d’entreprendre les exercices méditatifs qui conduisaient à l’acuité, puis à l’accomplissement de procédés. D’ordinaire, un maître sélectionnait soigneusement ceux et celles avec qui il partageait ses secrets; Karl Tobin avait été choisi seulement en raison d’un détail de son tatouage. L’avait-elle trouvé en raison d’une fausse manifestation synchrone? Le reflet sur le mur avait conduit Tricane à lui le même jour. Ça ne pouvait être qu’une simple coïncidence. À moins que l’erreur eût été commise lors de l’interprétation de la vision originelle?
Elle avait reçu la formule du médicament après que Gordon eut décidé qu’elle méritait son anneau. Il recollait les pièces de son esprit cassé, mais sa lucidité actuelle n’était pas sans prix. Paradoxalement, son chaos mental lui donnait aussi une forme de clarté, comme si une oasis de sagesse illuminée fleurissait au cœur d’un désert mouvant de délires. Il lui arrivait d’éprouver une certaine nostalgie pour cet état bien particulier que Gordon avait su entretenir en ajustant sa posologie, mais elle n’était pas prête à y retourner, même momentanément. Pas encore…
Elle avait demandé à Karl d’arriver pour midi; il arriva avec quinze minutes de retard. « Le trafic », expliqua-t-il d’un ton narquois. Ils savaient tous les deux que la seule voiture des environs était celle de Mitch qui venait de le déposer à la porte.
« C’est aujourd’hui qu’on enlève tes bandages », répondit-elle d’un ton plat.
Malgré ses sourcils toujours froncés, les yeux de Karl s’illuminèrent. Il boita jusqu’au tabouret que Tricane lui montra. Ils n’avaient pas besoin de se rendre jusqu’à la chambre secrète pour accomplir l’opération : si elle avait réussi, il pourrait y monter par ses propres moyens.
Elle alla chercher des sécateurs rouillés dans son jardin à l’arrière. Son choix d’outil sembla inquiéter Karl. Elle glissa néanmoins une lame sous les bandages enserrés contre sa cuisse. Ils cédèrent facilement au coup de cisaille, libérant du coup une horrible odeur de putréfaction. Tobin chercha le regard de Tricane, troublé à l’idée que la puanteur soit celle de sa chair plutôt que celle du traitement. Tricane se contenta de continuer à entailler le tissu jusqu’à ce qu’il tombe par terre, emportant avec lui les éclisses qui avaient maintenu sa jambe immobile depuis des semaines.
Tricane se releva en laissant les sécateurs par terre. La cuisse de Tobin était entière, la peau lisse et sans poil. Les endroits où la chair avait été arrachée par les shrapnels avaient la blancheur de cicatrices, sans en avoir la raideur ou les boursouflures. Incrédule, Karl fléchit sa jambe en la tapotant du bout des doigts… Prudent, il se leva en s’appuyant sur sa jambe intacte avant de transférer graduellement son poids sur celle qui, récemment encore, avait été esquintée…
Il regarda Tricane, le visage surpris incrédule, comme s’il n’avait jamais réellement cru que Tricane fût capable d’honorer sa promesse. Il poussa un cri de joie en empoignant Tricane; il voulut la faire tourner, mais sa jambe faillit un instant. Il déposa Tricane juste à temps pour pouvoir s’appuyer sur elle. Instantanément, sa mine redevint sombre.
 « N’en fais pas trop, petit Karl! Elle manque d’exercice, ta jambe, c’est tout… vas-y lentement! »
Il put constater que Tricane disait vrai : la défaillance n’était que passagère. Sa bonne humeur revint aussi vite qu’elle était partie. « Je suis guéri! », déclara-t-il avant d’éclater d’un rire sans retenue. « Je suis correct! » Tricane était touchée de le voir rire et bouger spontanément après tous ces mois de morosité!
À la surprise de Tricane, il devint subitement solennel. Il tomba à genoux devant elle en lui prenant la main. Même accroupi, il pouvait presque la regarder dans les yeux. Il fixa son regard dans le sien avec une intensité qu’elle avait pensé ne jamais revoir. « Merci », lui dit-il en baisant sa main. Toute la reconnaissance du monde se trouvait dans cette simple parole. « Je ne douterai plus.
— Montons alors. Tu as encore beaucoup de travail... » 

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