dimanche 24 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 143: Promotion

Malgré son horaire chargé, Claude Sutton aimait à se promener dans le parc aux abords du lac Prince, à cinq minutes à peine de son bureau. Jadis, il allait y fumer; maintenant, c’était pour décompresser lorsque le poids de son travail devenait trop oppressant.
La journée était belle; c'était la première depuis longtemps à passer au-dessus du point de congélation. Après le dur hiver qui était tombé sur la ville, le contraste faisait apparaître la journée presque chaude.
C’était consternant de voir comment La Cité s’était dégradée au fil des ans. Des gardes armés surveillaient le parc à partir d’une petite cabine chauffée. Il n’entretenait toutefois pas d’illusions : sans les gardiens, le parc aurait vite été investi par les drogués et les gangsters au même titre que les autres espaces publics du Centre.
« Hey! Claude! »
Avec agacement, l’interpelé tourna la tête et vit le conseiller Vincent Therrien s’approcher en trottant. Il avait croisé le conseiller au volant de sa voiture juste avant d’arriver au parc; ça n’était pas une rencontre fortuite. Merde, pensa-t-il spontanément. Il se voyait toujours comme un homme de terrain plutôt qu’un bureaucrate, malgré la part importante de ses fonctions administratives. Il continuait de voir les politiciens d’un œil méfiant. Comme tous ceux de sa race, sa priorité était d’abord la pérennité de son poste; la lutte au crime ne l’intéressait probablement que dans la mesure où elle servait leurs priorités.
Cela dit, le tandem Martuccelli / Therrien n’avait rien à voir avec les horreurs qu’il avait connues sous l’administration Lacenaire. Leurs décisions étaient peut-être intéressées, mais au moins elles n’étaient pas motivées par le maintien de cette culture de corruption et d’intimidation qui était devenue le sceau de leur prédécesseur.
Une fois rendu à sa hauteur, Therrien demanda : « Alors, comment avance le dossier sur la guerre des gangs? »
Sutton haussa les épaules. « À vous de le dire. Cette semaine, il y a eu une attaque au fusil d’assaut. Au fusil d’assaut! Deux morts, seize et dix-huit ans. Ça compte comme une avancée ou un recul, ça? »
Therrien ne sut quoi répondre.
« Ah, c’est vrai… C’était seulement dans le Centre-Sud : ça ne compte pas vraiment. » Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’aimait pas lorsqu’il se laissait gagner par le cynisme, mais cela échappait à son contrôle.
Therrien toussota. « Écoute, Claude, je vais te parler franchement. »
Claude l’encouragea d’un mouvement.
« Je sais que ça t’a fait chier de te retrouver chef aux enquêtes au Centre, à travailler avec des supérieurs qui mangeaient dans la main de ceux que tu voulais arrêter. 
— Les supérieurs ont été virés, mais je n’ai pas plus de moyens d’avancer », coupa Sutton.
« Laisse-moi finir. La mairesse a pris connaissance de ton mémoire sur l’intervention contre le crime organisé dans La Cité… 
— Quoi? »
Il était notoire que les études et recommandations à l’intention des instances prenaient le plus souvent la voie du placard, un dernier voyage à sens unique. Que la mairesse ait consulté une étude déposée avant sa nomination était une nouvelle aussi surprenante que l’aurait été la découverte de la vie sur Mars. Sinon plus.
« …et elle voudrait mettre sur pied une unité spéciale d’enquête sur le crime organisé.
— C’est-à-dire? En visant Les Sons of a Gun? Les gangs de rue? Les Ukrainiens? Le clan Fusco?
— Le mandat, c’est le crime organisé; ce sera à toi de monter tes dossiers et de décider la direction précise des enquêtes.
— À moi?
— La mairesse veut que ce soit toi qui la diriges. Tu es peut-être le seul officier supérieur expérimenté et avec un dossier impeccable. La mairesse est d’accord avec l’esprit de ton mémoire et ta réputation d’incorruptible fait qu’elle ne voudrait personne d’autre pour mettre tout ça en branle.
— Et je réponds… répondrais de qui, si j’acceptais?
— Directement du bureau de la mairesse; j’agirais à titre de liaison », répondit Therrien en se grattant le nez.
« Je vais devoir y penser », répondit Sutton.
« Come on, Claude. On sait tous les deux que c’est exactement là où tu as toujours voulu être. Ne fais pas comme si c’était une grosse décision. On se voit en début de semaine prochaine pour fixer les détails, OK? »
Il lui donna une tape sur l’épaule et s’éloigna. Therrien avait raison : Claude avait déjà choisi. Les rouages de son esprit s’étaient déjà attelés aux possibilités offertes par ce nouveau défi qui lui permettrait, peut-être, de finalement avoir un impact à la mesure de ses ambitions.

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