dimanche 10 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 141 : Herméneutique de la santé mentale

La séance commença par un long silence, comme c’était souvent le cas avec ce client. Lorsqu’il parla finalement, Édouard Gauss demanda au docteur Lacombe : « Qu’est-ce que c’est au juste, la folie? »

Il aurait été tentant de répondre directement : le thérapeute s’intéressait à la question depuis longtemps. Il ne mordit toutefois pas à l’hameçon pour demeurer concentré sur son client. « Pourquoi poser la question? »
Édouard haussa les épaules en disant : « On en parle souvent ici. Depuis la semaine dernière, je me demande… de quoi parle-t-on exactement? Qu’est-ce que la folie?
— Et quelles sont vos conclusions?
— Je tourne en rond.
— C’est-à-dire?
— Lorsque quelqu’un est vraiment déconnecté du réel, il est clairement fou.
— C’est un bon début de définition, en effet.
— Lorsque quelqu’un n’a pas de symptômes, qu’il n’est pas malade, on va dire de lui qu’il est en santé. C’est la même chose pour la santé mentale, non?
— On peut dire ça.
— C’est ce que je veux dire : les fous sont ceux qui ne sont pas en bonne santé mentale. Les gens sains sont ceux qui ne sont pas fous.
— C’est comme si chacune se définissait plus par son contraire que par elle-même.
— Oui! », dit Édouard, content qu’on le comprenne, ravi qu’on mette des mots plus précis sur son inconfort diffus.
« Ceci nous ramène à ce que je vous demandais : pourquoi poser la question? »
Édouard poussa un soupir en mimant l’exaspération. « Avez-vous remarqué comment vous répondez toujours avec des questions?
— Ça n’est pas à moi de vous donner des réponses. Je peux vous aider à les trouver pour vous-même… Je suis un thérapeute, pas un gourou.
— Mais ma question n’est pas à propos de moi! Je me pose la question à un niveau plus général, intellectuel.
— Je vous offre un marché. Vous réfléchissez sur les raisons qui vous amènent à revenir sur le sujet. En échange, je vous donne mon point de vue sur la nature de la folie. Est-ce que ça vous convient?
— Pourquoi ne pas commencer par vous?
— Parce que mon point de vue est déjà prêt à être partagé. Peut-on en dire autant du vôtre? »
Le dernier commentaire fit réfléchir Édouard. Après un moment, il acquiesça aux conditions. Il replongea ensuite dans son introspection.
Il lui fallut plusieurs longues minutes pour structurer sa pensée. « Il y a deux choses qui me préoccupent. Premièrement, il y a les critères qui nous permettent de départager la folie de la santé mentale. Comme nous disions tout à l’heure, c’est facile de dire lequel est lequel en se servant de l’autre. C’est presque impossible de les définir pour eux-mêmes. Normalité, particularité, excentricité, marginalité, folie. Des teintes de gris.
— D’accord. Et la deuxième chose?
— C’est toute l’idée de perte de contact avec la réalité. Au fond, le vrai fou n’aura pas conscience qu’il est fou. Si on dit d’un homme sain qu’il est fou, il niera; idem si on dit d’un fou qu’il est fou. Si l’homme sain et le fou sont convaincus d’être sains… Lorsque quelqu’un s’interroge sur sa propre santé mentale… Comment peut-il être certain de quoi que ce soit?
— Devrais-je comprendre que vous vous souciez encore de votre propre santé mentale?
— Vous savez bien que oui.
— C’est encore ce projet dont vous refusez de me parler?
— Je suis venu ici pour y voir plus clair dans ma vie…
— Mais il semble évident que ce projet secret en est une partie importante ces jours-ci! »
Édouard haussa les épaules. « Je vis des… situations qui me font remettre en question bien des choses… J’en parle à certains de mes proches et ils semblent aussi confus que moi. Je me demande si c’est parce qu’ils voient ça comme moi ou parce qu’ils croient que je délire.
— Au moins, vous vous posez la question, ce qui est déjà quelque chose…
— Une bonne chose?
Les hommes qui croient vraiment en eux sont tous dans des asiles », dit Lacombe sur le ton de la citation.
— Intéressant. C’est de qui?
— C’est G.K. Chesterton.
— Ah! Je le connais : il a aussi écrit Le journalisme, c’est dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont jamais su que Lord Jones vivait… »
Ils échangèrent un sourire. Édouard demanda : « Alors, êtes-vous satisfait de mes réponses?
— Je vais m’en satisfaire. Vous voulez donc avoir un point de vue informé sur ce qu’est la folie?
— Le suspense me tue », répondit Édouard sur un ton sarcastique.
« En fait, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. » Il alla prendre un épais volume sur une étagère pour le tendre à Édouard. Il était titré Herméneutique de la santé mentale par… Luc Lacombe.
« C’est ma thèse de doctorat », dit-il avec une pointe de fierté.
Édouard feuilleta les quelque six cent trente pages de l’ouvrage. « Je ne sais même pas ce que herméneutique veut dire… 
— En fait, je n’ai jamais utilisé ou même entendu le mot en dehors d’un contexte académique…
— Est-ce que je peux avoir la version courte? », demanda Édouard en rendant la thèse à son auteur.
« Je ne crois pas que ce serait une bonne thèse si on pouvait la résumer au complet, mais pour en venir à l’essentiel… La santé mentale peut être vue comme une évaluation sociale et normative de comportements individuels.
— Plaît-il?
— Pour donner du sens à la notion de santé mentale, il y a deux éléments essentiels : un individu qui se conduit d’une certaine manière et une société qui situe et interprète son comportement en fonction d’un cadre culturel donné.
— Par exemple?
— L’oracle de Delphes disait ses prophéties dans un langage confus qui devait ensuite être interprété par les prêtres… Les grands du monde antique traversaient le monde pour l’entendre. De nos jours, l’oracle dormirait dans une ruelle sans que personne ne porte attention à ce qu’elle dit. Et comment me recevriez-vous si je disais que je me suis entretenu avec un buisson en flammes qui m’a donné dix commandements sur la façon correcte de vivre?
— Je vois ce que vous voulez dire.
— En d’autres termes, il est peut-être moins intéressant de statuer sur qui est fou et qui ne l’est pas, et peut-être plus pertinent d’analyser les mécanismes par lesquels une société donnée va se servir de comportements pour étiqueter et contrôler ceux qui divergent de la norme. À ce sujet, les travaux de Thomas Sz… 
— Ça s’en vient un peu trop académique pour moi », coupa Édouard. « Mais je comprends  quand même, en gros.
— Je vous avais dit que ça n’était pas facile à résumer!
— Mais si quelqu’un soutient dur comme fer qu’il y a un éléphant dans la pièce… On peut dire qu’il est fou sans que ça devienne une question de normes et de société, non?
— À deux conditions…
— Quoi?
— Même si vous dites que ça n’est pas une question de société, pour qu’on le déclare fou, il faudrait quand même qu’il y ait d’autres personnes qui, eux, ne voient pas l’éléphant… Ceux-là se font les représentants de la société en identifiant le discours du premier comme erroné.
— Et quelle est la seconde condition? »
Le docteur Lacombe eut un sourire espiègle. « Il faut qu’il n’y ait pas d’éléphant dans la pièce! » 

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