Il aurait été
tentant de répondre directement : le thérapeute s’intéressait à la
question depuis longtemps. Il ne mordit toutefois pas à l’hameçon pour demeurer
concentré sur son client. « Pourquoi poser la question? »
Édouard
haussa les épaules en disant : « On en parle souvent ici. Depuis la
semaine dernière, je me demande… de quoi parle-t-on exactement? Qu’est-ce que
la folie?
— Et quelles
sont vos conclusions?
— Je tourne
en rond.
—
C’est-à-dire?
— Lorsque
quelqu’un est vraiment déconnecté du réel, il est clairement fou.
— C’est un bon
début de définition, en effet.
— Lorsque
quelqu’un n’a pas de symptômes, qu’il n’est pas malade, on va dire de lui qu’il
est en santé. C’est la même chose pour la santé mentale, non?
— On peut
dire ça.
— C’est ce
que je veux dire : les fous sont ceux qui ne sont pas en bonne santé
mentale. Les gens sains sont ceux qui ne sont pas fous.
— C’est comme
si chacune se définissait plus par son contraire que par elle-même.
— Oui! »,
dit Édouard, content qu’on le comprenne, ravi qu’on mette des mots plus précis
sur son inconfort diffus.
« Ceci
nous ramène à ce que je vous demandais : pourquoi poser la question? »
Édouard
poussa un soupir en mimant l’exaspération. « Avez-vous remarqué comment vous
répondez toujours avec des questions?
— Ça n’est
pas à moi de vous donner des réponses. Je peux vous aider à les trouver pour
vous-même… Je suis un thérapeute, pas un gourou.
— Mais ma
question n’est pas à propos de moi! Je me pose la question à un niveau plus
général, intellectuel.
— Je vous
offre un marché. Vous réfléchissez sur les raisons qui vous amènent à revenir
sur le sujet. En échange, je vous donne mon point de vue sur la nature de la
folie. Est-ce que ça vous convient?
— Pourquoi ne
pas commencer par vous?
— Parce que
mon point de vue est déjà prêt à être partagé. Peut-on en dire autant du vôtre? »
Le dernier
commentaire fit réfléchir Édouard. Après un moment, il acquiesça aux
conditions. Il replongea ensuite dans son introspection.
Il lui fallut
plusieurs longues minutes pour structurer sa pensée. « Il y a deux choses qui
me préoccupent. Premièrement, il y a les critères qui nous permettent de
départager la folie de la santé mentale. Comme nous disions tout à l’heure, c’est
facile de dire lequel est lequel en se servant de l’autre. C’est presque
impossible de les définir pour eux-mêmes. Normalité, particularité,
excentricité, marginalité, folie. Des teintes de gris.
— D’accord.
Et la deuxième chose?
— C’est toute
l’idée de perte de contact avec la réalité. Au fond, le vrai fou n’aura pas
conscience qu’il est fou. Si on dit d’un homme sain qu’il est fou, il niera;
idem si on dit d’un fou qu’il est fou. Si l’homme sain et le fou sont
convaincus d’être sains… Lorsque quelqu’un s’interroge sur sa propre santé mentale…
Comment peut-il être certain de quoi que ce soit?
— Devrais-je
comprendre que vous vous souciez encore de votre propre santé mentale?
— Vous savez
bien que oui.
— C’est
encore ce projet dont vous refusez de me parler?
— Je suis
venu ici pour y voir plus clair dans ma vie…
— Mais il
semble évident que ce projet secret en est une partie importante ces
jours-ci! »
Édouard
haussa les épaules. « Je vis des… situations qui me font remettre en
question bien des choses… J’en parle à certains de mes proches et ils semblent
aussi confus que moi. Je me demande si c’est parce qu’ils voient ça comme moi
ou parce qu’ils croient que je délire.
— Au moins,
vous vous posez la question, ce qui est déjà quelque chose…
— Une bonne
chose?
— Les hommes qui croient vraiment en eux sont tous
dans des asiles », dit Lacombe sur le ton de la citation.
—
Intéressant. C’est de qui?
— C’est G.K.
Chesterton.
— Ah! Je le
connais : il a aussi écrit Le
journalisme, c’est dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont
jamais su que Lord Jones vivait… »
Ils
échangèrent un sourire. Édouard demanda : « Alors, êtes-vous
satisfait de mes réponses?
— Je vais
m’en satisfaire. Vous voulez donc avoir un point de vue informé sur ce qu’est
la folie?
— Le suspense
me tue », répondit Édouard sur un ton sarcastique.
« En
fait, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. » Il alla prendre
un épais volume sur une étagère pour le tendre à Édouard. Il était titré Herméneutique de la santé mentale par…
Luc Lacombe.
« C’est
ma thèse de doctorat », dit-il avec une pointe de fierté.
Édouard
feuilleta les quelque six cent trente pages de l’ouvrage. « Je ne sais
même pas ce que herméneutique veut
dire…
— En fait, je
n’ai jamais utilisé ou même entendu le mot en dehors d’un contexte académique…
— Est-ce que
je peux avoir la version courte? », demanda Édouard en rendant la thèse à
son auteur.
« Je ne
crois pas que ce serait une bonne thèse si on pouvait la résumer au complet,
mais pour en venir à l’essentiel… La santé mentale peut être vue comme une
évaluation sociale et normative de comportements individuels.
— Plaît-il?
— Pour donner
du sens à la notion de santé mentale, il y a deux éléments essentiels : un
individu qui se conduit d’une certaine manière et une société qui situe et
interprète son comportement en fonction d’un cadre culturel donné.
— Par
exemple?
— L’oracle de
Delphes disait ses prophéties dans un langage confus qui devait ensuite être
interprété par les prêtres… Les grands du monde antique traversaient le monde
pour l’entendre. De nos jours, l’oracle dormirait dans une ruelle sans que
personne ne porte attention à ce qu’elle dit. Et comment me recevriez-vous si
je disais que je me suis entretenu avec un buisson en flammes qui m’a donné dix
commandements sur la façon correcte de vivre?
— Je vois ce
que vous voulez dire.
— En d’autres
termes, il est peut-être moins intéressant de statuer sur qui est fou et qui ne
l’est pas, et peut-être plus pertinent d’analyser les mécanismes par lesquels
une société donnée va se servir de comportements pour étiqueter et contrôler
ceux qui divergent de la norme. À ce sujet, les travaux de Thomas Sz…
— Ça s’en
vient un peu trop académique pour moi », coupa Édouard. « Mais je
comprends quand même, en gros.
— Je vous
avais dit que ça n’était pas facile à résumer!
— Mais si
quelqu’un soutient dur comme fer qu’il y a un éléphant dans la pièce… On peut
dire qu’il est fou sans que ça devienne une question de normes et de société,
non?
— À deux
conditions…
— Quoi?
— Même si
vous dites que ça n’est pas une question de société, pour qu’on le déclare fou,
il faudrait quand même qu’il y ait d’autres personnes qui, eux, ne voient pas
l’éléphant… Ceux-là se font les représentants de la société en identifiant le
discours du premier comme erroné.
— Et quelle
est la seconde condition? »
Le docteur
Lacombe eut un sourire espiègle. « Il faut qu’il n’y ait pas d’éléphant
dans la pièce! »
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