dimanche 21 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 147 : L’ouverture, 1re partie

Après ces derniers mois en dents de scie, Karl Tobin sentait finalement le vent tourner.
Il avait pensé la même chose l’été dernier en choisissant de risquer le courroux du clan Lytvyn, lorsqu’il s’était associé à Philippe Gauss et son fils pour distribuer l’Orgasmik. Contre toute attente, ce tournant avait été plutôt mineur comparé à la suite des choses.
Son quartier général attaqué.
Ses hommes tués.
Ses jambes détruites.
Heureusement, Mitch s’était assuré de collecter les prêts qui étaient dus; ses ventes d’O dans la banlieue nord les sauvaient de la disette, mais l’influence de Karl avait fondu comme neige au soleil. Durant l’hiver, ses pensées avaient glissé vers l’idée qu’il aurait dû mourir lui aussi plutôt que de survivre, définitivement handicapé et impotent.
Puis cette vieille qui rôdait à la périphérie de son monde avait ravivé l’espoir, quoique Tobin refusât encore d’y croire.
Elle l’avait choisi pour l’initier.
Elle avait noué sa langue pour l’empêcher de révéler ses secrets.
Elle avait finalement honoré sa dette en raccommodant une blessure que les médecins avaient qualifiée d’inguérissable, en prouvant incontestablement l’existence – et la puissance! – de ses capacités secrètes.
Maintenant de retour sur pied, il brûlait de l’urgence d’agir… Faire payer ceux qui l’avaient estropié, reconquérir son fief… Pour commencer. Et avec des alliés de la trempe de Gordon ou « Jean Smith », qui pourrait l’arrêter?
Lorsqu’il avait fait part de ses intentions à Tricane, elle lui avait répondu : « Si tu veux agir, agis; si tu veux réussir, attends! » Sa foi nouvelle envers celle qui l’avait fait renaître le convainquit de garder ses projets en veilleuse. Il s’attela plutôt à la pratique de ces exercices de purification qu’il avait négligés durant sa déprime.
Quelques semaines plus tard, au terme d’une leçon, Tricane lui dit : « Viens me chercher demain midi; apporte ta toge blanche, mon cœur : on a une cérémonie! » Quelque chose dans la voix de Tricane suggérait à Karl que l’attente tirait à sa fin…
Le lendemain, il la conduisit jusqu’à l’église abandonnée où il avait vécu son initiation-surprise. Cette fois, il put y entrer sans délai. L’équinoxe approchait; le soleil brillait franchement à travers les vitraux. Gordon s’y trouvait déjà, accompagné d’Espinosa qui semblait avoir pris sa place comme officiant. Les deux hommes portaient leur panoplie rituelle; cette fois, Tobin comprenait ce qu’elle signifiait.
Le blanc de sa toge signifiait qu’il était un simple initié, sous la responsabilité étroite d’un enseignant. Le violet porté par Espinosa et Tricane marquait leur statut d’adeptes : ils avaient étudié auprès de véritables maîtres qui avaient confirmé leur progression par l’octroi d’un objet rituel : la coupe, l’anneau, le bâton ou l’épée. Une fois les quatre objets acquis, l’adepte gagnait le droit de porter la toge pourpre et de porter officiellement le titre de maître – même si, informellement, on utilisait le même pour désigner un enseignant des traditions. Finalement, Tobin avait appris que la couronne de lauriers dorés que Gordon portait signifiait qu’il avait accompli le Grand Œuvre, quoiqu’il ne sache pas précisément ce que cela pût impliquer.
Félicia Lytvyn entra la dernière, solennelle, l’air grave. Elle rejoignit l’autel d’un pas lent pour s’agenouiller devant Espinosa. La tension entre eux saturait l’espace. C’était un secret de polichinelle : ils étaient en brouille depuis un moment. Tobin présumait que leur amourette avait tourné au vinaigre – donc que la relation maître-élève s’était pareillement envenimée. Elle s’en irait étudier ailleurs que dans leur petit clan, ce qui n’était pas pour lui déplaire : pour Tobin, le nom de Lytvyn évoquait un réflexe pavlovien de méfiance.
Il suivit la cérémonie avec un intérêt soutenu, soucieux de mieux comprendre ce nouveau monde qui était aussi le sien. L’attitude perplexe et renfermée qu’il avait adoptée durant l’hiver avait fait place à une volonté d’honorer la confiance que Tricane avait mise en lui – et, qui sait? D’en venir à développer lui-même ce pouvoir qu’elle détenait. On l’avait prévenu que le chemin serait long et ardu; il avait déjà trop tardé pour se mettre en route. Il lui fallait regagner le temps perdu!
Lytvyn reçut finalement l’étole pourpre qui signifiait qu’elle avait complété son noviciat; elle détenait le statut d’élève-adepte jusqu’à ce qu’elle gagne sa toge violette. Espinosa la posa sur ses épaules, une pointe de tristesse perçant sa façade stoïque. Félicia arborait quant à elle une expression arrogante de suffisance. Espinosa prononça ensuite les mots qui formalisaient la fin de la relation entre le maître et l’élève, après quoi Félicia tourna les talons et sortit. Elle n’avait pas prononcé un mot de plus que les paroles cérémoniales.
Après son départ, Gordon échangea quelques mots avec Espinosa et Tricane à voix basse; il salua Tobin d’un geste et se retira. Dès qu’il eut franchi la porte, Tricane dit, les yeux pétillants d’excitation : « Mon petit Karl, je sais que tu as des fourmis dans les jambes… Je te disais d’attendre, l’attente est finie! Regarde! » Elle pointa le téléphone que tenait Espinosa.
L’écran montrait une vidéo de mauvaise qualité, sans doute issue d’une caméra de sécurité; les images glacèrent néanmoins le sang de Tobin dans ses veines. Il reconnut sans peine le camion – comment pourrait-il l’oublier? Il ne l’avait vu qu’une seule fois en réalité, mais combien de fois depuis, dans des rêves fiévreux? C’était le camion qui avait défoncé sa quincaillerie. Espinosa pointa le conducteur et son passager. « On sait tous que tu connais Katzko; tu connais l’autre?
— Je voudrais bien… Les enfants de chienne!
— C’est le chef des Sons of a Gun…
— C’est lui, Goudron? Ah ben ciboire. Si j’avais su… Je ne lui ai jamais vu la face avant.
— C’est le temps de régler les comptes, hein, Karly-chou?
— Ouais, peut-être, mais avec quelle armée?
— Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », répondit Espinosa.
« Mais encore… Qui? »
Espinosa lui tendit un billet où deux adresses étaient inscrites. Il reconnut la deuxième : c’était l’entrepôt qui servait de base aux hommes de Batakovic. Il avait fait affaire avec eux à quelques reprises; ces gars-là étaient sérieux. « Qu’est-ce qu’il y a au 1587, neuvième avenue?
— Le salon de massage de Will Szasz.
— Will Szasz!? Je pensais qu’il était fini, lui…
— Ahahah! Karl Karl Karl », caqueta Tricane. « La poutre dans ton œil! Moi, je pense qu’il pense que tu es encore plus fini que lui! » Tobin dut reconnaître qu’elle avait raison.
« Mais tu n’es pas fini, hein Karl?
— Oh que non. Et c’est le temps que je le fasse savoir! »

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