dimanche 28 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 148 : L’ouverture, 2e partie

La façade du 1587, 9e avenue ne se distinguait pas particulièrement des bâtisses avoisinantes. Elle se trouvait dans l’un de ces quartiers essentiellement résidentiels parsemés de commerces de proximité. Le salon de massage de Will Szasz n’était identifié par aucune enseigne; d’épais rideaux obstruaient toutes les fenêtres. Vu de l’extérieur, aucun indice ne trahissait la véritable nature des lieux – outre le va-et-vient continu, de jour comme de nuit.
Karl Tobin traversa le seuil pour se trouver dans une sorte de salle d’attente sur laquelle veillait une réceptionniste. « Présentement, nous avons quatre hôtesses disponibles », récitait-elle au téléphone à un client. « Mélissa est une jolie étudiante brune aux cheveux longs. Cindy est une très grande blonde. Rachel est blonde elle aussi, avec de belles rondeurs. Léa, elle… Oui, c’est possible. Je… Cet après-midi? Ce serait possible à 3h30. Oui, c’est ça. À quel nom? D’accord. Merci, au plaisir de vous voir, cet après-midi, 3h30. »
On devinait au ton de sa voix qu’elle avait dû répéter ces informations trente mille fois, dans l’ordre et dans le désordre. C’était une jolie femme, mi-trentaine. Elle avait les yeux cernés et des manières nerveuses. Elle fit un sourire professionnel mais sans joie à Tobin avant de lui dire d’un ton sirupeux : « Désolée du délai. Que puis-je faire pour vous?
— Je suis venu voir ton boss.
— Il n’est pas disponible en ce moment », répondit-elle comme elle répondait sans doute à toutes les demandes du genre. « Est-ce que je peux prendre un message? »
L’imposant Tobin s’accouda au comptoir et rapprocha son visage de celui de la téléphoniste; elle sembla rapetisser par contraste. Pour contrebalancer sa posture intimidante, il dit d’une voix calme : « Tu vas dire à M. Szasz que Karl Tobin veut le voir. S’il te plaît. »
À la mention de son nom, la téléphoniste tressaillit. L’avait-on avertie de sa venue? Comment aurait-ce été possible? Quelle qu’en fut la cause, elle composa trois chiffres sur son téléphone.
« Oui… Un monsieur veut vous voir… Karl Tobin… »
Du tac au tac, on entendit une porte s’ouvrir au fond d’un couloir attenant. En cinq secondes, Szasz était dans la salle d’attente, une main dans le dos – sans nul doute refermée sur la crosse d’une arme.
« Tobin. Je pensais que t’étais mort. »
Karl haussa les épaules. « Peut-être que je l’étais. Mais ça va mieux, à c’t’heure. »
Les deux hommes s’échangèrent un regard soutenu chargé de tensions et de menaces. La téléphoniste eut un mouvement de recul, craignant peut-être que la violence explose. Plus loin, dans l’une des salles fermées, un client jouissait en grognant.
Finalement, Szasz dit : « Ça va être correct, Gen. » Il fit signe à Tobin d’avancer dans le couloir. L’idée d’avoir derrière lui un homme sur la défensive, armé et probablement hostile ne lui plaisait guère, mais Karl obtempéra.
Le bureau de Szasz se trouvait tout au bout du corridor. Il fit signe à Tobin de s’assoir sur une chaise usée et chambranlante; il s’assit quant à lui dans un fauteuil de cuir encore neuf. Avec ostension, il déposa devant lui le pistolet qu’il avait effectivement porté; il lui suffirait d’un mouvement pour l’empoigner et en user.
« Qu’est-ce que tu viens faire ici?
— Je m’intéresse aux Sons of a Gun ces temps-ci…
— Ben, va les voir. Qu’est-ce que ça peut me faire? 
— C’est parce que, vois-tu, y sont pas mes amis. Et y’a quelqu’un qui m’a dit qu’y étaient pas tes amis non plus.
— Ah ouais? Qui t’a dit ça?
— Gian… Jean Smith.
— Tu travailles pour lui?
— Nope.
— Alors c’est quoi ton but là-dedans?
— Vendetta.
— Si Smith t’aide, tu réalises que c’est probablement parce que ça le sert aussi?
— M’en fous. »
Szasz s’avança sur son siège. « Tu sais quoi? Moi aussi je m’en fous, au fond. J’ai peut-être quelque chose pour toi. Mais si tu veux agir là-dessus, tu vas avoir besoin de bras…
— Dis-moi ce que tu as à me dire, je m’occupe du reste. »
Szasz scruta Tobin en silence, comme s’il pesait le pour et le contre. Après un moment, il haussa les épaules. « À toi de voir ce que tu vas en faire, mais paraît que toutes les grosses têtes des Sons of a Gun vont être en rassemblement à Grandeville, samedi dans deux semaines…
— C’est tout ce qu’il me fallait », dit Tobin en se levant. Il tendit la main à Szasz qui hésita un instant avant de la prendre. « Merci. Je t’en dois une. »
Sa visite suivante chez les hommes de Batakovic fut pour le moins intéressante. Lorsqu’il sortit de leur repaire, Tricane l’attendait. Elle lui dit : « Alors alors? »
Pour toute réponse, Tobin hocha la tête gravement. Tricane éclata de rire. « Eh bien, mon Karl, tu vas te repayer en grande… Yeux pour œil, dents pour dent!
— Il me manque encore une chose… Je voulais te demander…
— Demande, demande!
— Tu sais lorsque tu me surprends des fois… Comment tu peux décider quand je te vois et quand je ne te vois pas? »
Le sourire de Tricane s’élargit : elle subodorait la suite.
« Est-ce que tu, genre, pourrais le faire pour moi? »
Elle éclata de rire en battant des mains comme une fillette excitée. « Oh oui! Pour toi, je vais le faire! »
Un tout petit sourire satisfait apparut sur les lèvres de Tobin. 

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