« Où
est-ce que je peux trouver le major L’Écuyer? » L’agent pointa en
direction de la plage. Sutton le remercia et traversa les quelque deux cents
mètres qui l’en séparaient.
Les Sons of a Gun s’étaient rassemblés dans
une base de plein air, en principe fermée pour quelques mois encore. Non
contents d’avoir pour eux le site entier, les motards avaient érigé une grappe
de pavillons de toile imperméable directement sur la plage. Ils avaient eu le
temps de profiter du temps clément de la mi-mars : le gazon jaune comme le
sable au bord de la mer avaient été piétinés récemment. Des verres à bière de
plastique jonchaient le sol ici et là. Rien n’indiquait qu’ils s’étaient
préparés à la tournure inattendue qu’avait prise l’événement.
Claude
aperçut au loin le major Jean-Pierre L’Écuyer, entouré d’officiers et d’enquêteurs
en vêtements civils. L’Écuyer lui fit signe de venir dès qu’il le remarqua. « Merci
de t’être déplacé », lui dit-il avec une poignée de main en guise d’accueil.
« Je
suis venu dès que je l’ai su », répondit-il.
« Gentlemen, je vous présente l’agent spécial Claude Sutton, directeur de l’escouade
d’intervention contre le crime organisé de La Cité… » L’Écuyer présenta
ensuite les membres de son équipe. Parmi ceux-ci se trouvait Richard
Deslauriers, une légende vivante du monde de la criminologie qu’il avait déjà
rencontrée à quelques reprises au fil des ans. Il avait récemment franchi le
cap de la soixantaine bien qu’il parût quinze ans plus jeune.
Sutton
conclut la tournée des formalités en demandant : « Alors, qu’est-ce
qu’on sait à date?
— On
interroge les témoins, mais on ne s’attend pas trop à ce que les motards
parlent. Le coin est assez isolé pour nous compliquer la vie…
— Est-ce que
vous surveilliez le rassemblement?
— On avait
une équipe à l’embranchement… Le site est sur une péninsule, il n’y a pas d’autres
accès par la route.
— Les témoins
ne s’entendent pas sur l’origine du premier coup de feu », ajouta
Deslauriers. « De notre côté c’est pareil, on n’a pas réussi à identifier une
direction précise. Viens, on va te montrer le site du massacre… » Ils
conduisirent Sutton jusqu’aux tentes. Une armée de techniciens en scène de
crime passait toute la zone au crible.
Le pavillon
central était meublé de tables et de chaises disposées à la manière d’une salle
de conférence, quoique plusieurs aient été déplacées ou renversées. C’était là
qu’avait vraisemblablement eu lieu la rencontre au sommet des dirigeants des Sons of a Gun. Généralement associé à La
Cité – c’est pourquoi on avait sollicité la présence de Sutton –, le gang
entretenait des chapitres et des clubs-écoles dans la plupart des villes
voisines. On avait noté une recrudescence d’activité après la dissolution du
clan Lytvyn et la tendance s’était encore accentuée après le déclenchement de
la guerre des gangs.
Il était
manifeste que la réunion avait été brusquement interrompue: les murs de
toile blanche étaient éclaboussés de sang sur presque trois cent soixante
degrés. Même si on avait déjà évacué les corps, il était facile pour l’œil entraîné
de voir que quelque chose clochait. « C’est comme si quelqu’un était
arrivé au centre de la pièce et s’était mis à tirer sur tout le monde à bout
portant…
— Exactement…
— Mais… comment?
Pourquoi personne n’a réagi?
— On a trouvé
une flashbang juste ici »,
répondit L’Écuyer en pointant un carton numéroté au centre de la tente. La
grenade incapacitante pouvait avoir pris par surprise les victimes. Mais en
même temps, un BANG! de presque 200 décibels aurait ameuté le reste du site.
Était-ce ce premier coup de feu que les témoins ne réussissaient pas à situer
précisément? Sutton réfléchit un moment en tentant de reconstruire les
événements. Deslauriers le fixait intensément, sourire en coin. Le criminologue
avait manifestement déjà son hypothèse; il était curieux de voir si Sutton
arriverait aux mêmes conclusions. Claude se sentait évalué comme un vulgaire
écolier. C’était agaçant.
« Non,
quelque chose cloche quand même… Vous ne me direz pas que personne ne montait
la garde autour de la tente… Peut-être que les gardiens ont laissé passer les
attaquants… Ça voudrait dire que ce serait peut-être un coup venant de l’intérieur… »
Le regard de Deslauriers n’avait pas changé, mais son sourire s’était élargi.
Sutton était sur la bonne voie. « Le problème, c’est que si les tueurs
sont une faction dissidente des Sons of a
Gun, ce serait carrément stupide de passer à l’action alors que tout le
monde est là… Ce serait un vrai suicide de frapper dans ces circonstances.
— Tous les
corps étaient dans la tente », dit L’Écuyer. « En tout cas, ceux qu’on
a récupérés. Il s’est passé une dizaine de minutes avant qu’on fasse un move. Les renforts étaient en standby, mais même nous on a été surpris…
« Est-ce
que vous avez identifié les victimes?
— Il nous en
manque plusieurs…
— Je peux
voir?
— Les corps sont
déjà partis vers la morgue. On pourra voir les photos au poste.
— Oui, c’est
bon. Ça m’aiderait beaucoup si je pouvais voir aussi les photos de la scène
aussi, évidemment.
— Ça va être
prêt à notre arrivée. »
Claude prit
Deslauriers à part. « Est-ce que c’est moi ou c’est carrément illogique?
— Je pense
comme toi… C’est très… Stimulant comme problème. J’ai hâte de voir les
photos. »
Comme promis,
toutes les images de la scène étaient prêtes à leur arrivée. Il était évident
que la plupart des victimes n’avaient pas eu le temps de réagir. Le cadavre d’Alain
Goudreau avait les yeux grands ouverts : la surprise était la dernière
chose qu’il ait connue avant qu’on le tue de deux balles au torse. D’autres s’étaient
levés ou avaient tenté de renverser des tables, mais ils avaient succombé avant
d’avoir pu se mettre à couvert. La désorientation causée par la grenade avait
gagné de précieuses secondes aux attaquants. Trois cadavres reposaient face
contre terre au centre de la pièce. C’est tout ce que ces photos pouvaient leur
apprendre pour l’instant.
Le technicien
qui opérait l’ordinateur avait bien fait ses devoirs : il avait aligné les
photos des cadavres avec celles prises par l’équipe de surveillance durant leur
arrivée.
Sutton
réussit à identifier toutes les victimes qu’on lui montra. « Alain Goudreau,
dit Goudron, chef… Marc-André "Crasse" Lavoie, numéro deux… Lui,
c’est Robert Garnier, "Garnotte"… C’est juste un soldat : je ne
sais pas ce qu’il faisait là. Soit une promotion récente, soit c’est lui qui
gardait la porte…Émilien "Milou" Savoie, full patch, chef du club-école de Grandeville… » C’était l’hécatombe :
les Sons of a Gun étaient pratiquement
décapités. Malgré tout le sang versé, Sutton dut reconnaître qu’à tout le
moins, le massacre mettrait probablement fin – pour un temps, du moins – à la
guerre des gangs dans La Cité.
Lorsqu’il vit
la photo de la dernière victime, Sutton s’avança pour être certain que ses sens
ne le trompaient pas. Ici, il n’y avait qu’une photo du cadavre; il n’y avait
pas de photo correspondante prise par l’équipe de surveillance.
« Karl
Tobin? » Il avait été de ceux qui gisaient face contre terre. Sutton n’avait
pas pu le reconnaitre de dos.
« Qui?
— Un gangster
périphérique à La Cité. Disparu de la carte depuis six mois… Présumé mort. »
Le technicien
crut bon d’ajouter : « Ouais, on peut considérer ça confirmé,
maintenant.
« À ma
connaissance, il n’avait pas de contacts avec les Sons of a Gun. Les chances sont bonnes que ce soit lui, votre
tueur », dit Sutton en pointant l’écran.
Deslauriers
ne semblait pas y croire. « C’est vrai qu’on ne l’a pas vu à son entrée,
mais… Un gars seul? Il faudrait qu’il tire plus vite que Lucky Luke pour faire
le tour avant que les autres aient réagi, grenade ou pas… Sans parler de se
rendre à la tente des chefs, au milieu d’un rassemblement…
— Même durant
les parties, ils sont tight sur la sécurité », ajouta L’Écuyer.
« Je ne
dis pas que ça explique tout. Je suis d’accord pour dire que…
— C’est pas logique? »
Sutton eut
une pensée pour les théories d’Édouard, à la fois complètement absurdes tout en
étant soutenues par ses enregistrements… Mais contrairement à l’enquêteur
dilettante, Sutton ne pouvait pas évoquer la magie ou des superpouvoirs comme
explication dans le cadre de ses fonctions. Il acquiesça donc. « Même si
c’est mystérieux, il y a une explication logique derrière tout ça. On a déjà
une piste de plus; il reste à savoir où ça va nous mener… »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire