Félicia était
tendue et comme souvent dans ces moments-là, le coin de sa lèvre supérieure
pulsait de ce qui deviendrait sous peu un feu sauvage. Son infection était d’autant
plus pénible qu’elle savait que son art ne pouvait rien contre les virus… D’un
autre côté, elle avait déjà accompli l’impossible – et combien de fois Harré l’avait-il
fait? Il ne fallait pas perdre espoir d’en guérir un jour. Mais elle s’en
serait bien passée aujourd’hui.
Elle révisa
mentalement ses leçons des dernières semaines. Elle avait côtoyé longuement Catherine
Mandeville; son attitude envers Félicia s’était transformée dès qu’elle avait vu le
dispositif grâce auquel elle avait capturé l’essence de Frank Batakovic. Elle
ne l’avait pas traitée en égale, mais certainement mieux qu’auparavant,
avec une bonne mesure de respect.
Malgré tout l’intérêt
de Félicia pour les leçons, il lui avait été parfois difficile de maintenir sa
concentration. Sa libido revenait en force; durant ses méditations, elle
réalisait à quel point sa sexualité volée l’avait privée d’une partie importante
de son ardeur, de son énergie en général. Malgré ce qu’elle lui avait dit en vue de le blesser, personne
ne l’avait touchée depuis leur rupture. Sa concentration n’était pas toute là,
mais sa vivacité renouvelée compensait amplement.
Elle avait
usé de deux de ses faveurs pour en savoir davantage sur les recherches de Paicheler
et Mandeville. La maîtresse avait émaillé son discours de formules prudentes,
du genre « à notre connaissance… » ou « …à condition que tel
présupposé soit vrai ».
Même si Mandeville
était spécialiste en ce qui a trait aux impressions, leurs nouveaux comportements
venaient chambouler tout ce qu’elle pensait savoir sur le phénomène. Jusqu’ici,
le consensus était que les impressions subsistaient à la mort de ceux qu’elles
représentaient sans pour autant que leur identité ne perdure, à la manière d’un
écho qui continue à réverbérer un bruit en l’absence de sa cause première. Félicia
avait longuement interrogé son enseignante sur les liens entre émotions et
impressions… Si elles continuaient à représenter l’état émotionnel du mourant,
était-ce possible que ses sentiments soient un fil conducteur pour communiquer
avec son impression?
Elle ne l’avait
dit à personne mais la motivation de Félicia était ancrée dans ce rêve qu’elle
avait eu quelques mois plus tôt… L’épée de chocolat lui traversant le bassin s’était
avérée un indice de la manœuvre sournoise de son « amoureux » pour
éteindre sa sexualité; elle était convaincue que le reste du rêve s’avérerait
tout aussi significatif pour la suite des choses. Outre Frank, un autre
personnage figurait de façon proéminente dans ce rêve… Elle se trompait
peut-être; elle se trompait sûrement.
D’autant plus qu’il avait été emporté par une mort naturelle plutôt que
violente. Mais elle n’avait d’autre choix qu’essayer.
Il lui avait
fallu cinq minutes de marche, mais elle était maintenant arrivée à destination.
Deux caméras de surveillances étaient pointées sur la porte; un intercom chromé
était situé à droite de la porte. Félicia ne sonna pas : elle savait que
personne ne répondrait. Elle avait dû déployer des trésors de persuasion, mais
elle avait réussi à obtenir les clés grâce à Will Szasz.
Il y avait
trois serrures sur la porte. Le stress monta d’un cran lorsqu’elle entendit le
déclic de la troisième. Elle connaissait l’endroit mais c’était la première
fois qu’elle en passait le seuil…
Un escalier
étroit et abrupt montait jusqu’au deuxième. Le bruit de ses pas était étouffé
par une insonorisation quasi-totale. L’absence d’écho donnait aux lieux une
aura d’étrangeté, comme dans un rêve. La rampe était poussiéreuse; personne
n’avait dû venir ici depuis des mois.
Elle arriva devant
une autre lourde porte de métal rivetée qu’elle déverrouilla à l’aide d’une
quatrième clé. Elle pénétra dans une antichambre aussi insonorisée que la cage
de l’escalier. L’édifice ne ressemblait pas à ce qu’elle s’était toujours
imaginée. Il ne restait qu’une porte la séparant de l’endroit qu’elle
cherchait. Elle la poussa en léchant sa lèvre endolorie.
Quoique
beaucoup plus grande que les autres, la pièce était aussi poussiéreuse et désertée
que le reste de l’édifice. Une série de sofas disposés en U occupaient la
partie gauche; un bureau et une table ovale entourée de sept chaises se
trouvaient à droite. On pouvait voir que tous les tiroirs avaient été vidés.
Félicia passa
de longues minutes en contemplation, la poitrine opprimée par l’atmosphère
pesante. En raison de l’insonorisation, le seul bruit qu’elle pouvait entendre
était les battements de son propre cœur.
Le temps vint
d’essayer ce pour quoi elle était venue. Elle ferma les yeux puis inspira
profondément pour inviter en elle l’état d’acuité. Elle garda ses paupières closes
plus longtemps qu’elle n’en avait besoin, mais elle finit par les ouvrir au
prix d’un effort. Devant elle se tenait une impression parfaitement discernable
qui la scrutait, comme l’avaient fait celles du Café Konya.
La gorge
serrée, elle murmura : « Bonjour, papa ».
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