dimanche 12 décembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 150 : L’arbre et le fruit

C’était l’un des quartiers où il était hors de question de laisser sa voiture sans surveillance. Les stationnements privés et gardés bénéficiaient de cet état de fait : la plupart indiquaient complet. Félicia en trouva finalement un à cinq minutes de sa destination. Elle s’y rendit d’un pas lent, tirant sa valise sur roulettes derrière elle. Elle remarqua distraitement que le temps doux des derniers jours avait permis à des pousses vertes de jaillir des bacs installés par la municipalité en vue de verdir la grisaille de La Cité. Les tulipes n’étaient pas les seules à émerger à la rencontre des beaux jours; aux coins des rues, les vendeurs de drogues reprenaient leur commerce rendu difficile par le froid hivernal.
Félicia était tendue et comme souvent dans ces moments-là, le coin de sa lèvre supérieure pulsait de ce qui deviendrait sous peu un feu sauvage. Son infection était d’autant plus pénible qu’elle savait que son art ne pouvait rien contre les virus… D’un autre côté, elle avait déjà accompli l’impossible – et combien de fois Harré l’avait-il fait? Il ne fallait pas perdre espoir d’en guérir un jour. Mais elle s’en serait bien passée aujourd’hui.
Elle révisa mentalement ses leçons des dernières semaines. Elle avait côtoyé longuement Catherine Mandeville; son attitude envers Félicia s’était transformée dès qu’elle avait vu le dispositif grâce auquel elle avait capturé l’essence de Frank Batakovic. Elle ne l’avait pas traitée en égale, mais certainement mieux qu’auparavant, avec une bonne mesure de respect.
Malgré tout l’intérêt de Félicia pour les leçons, il lui avait été parfois difficile de maintenir sa concentration. Sa libido revenait en force; durant ses méditations, elle réalisait à quel point sa sexualité volée l’avait privée d’une partie importante de son ardeur, de son énergie en général. Malgré ce qu’elle lui avait dit en vue de le blesser, personne ne l’avait touchée depuis leur rupture. Sa concentration n’était pas toute là, mais sa vivacité renouvelée compensait amplement.
Elle avait usé de deux de ses faveurs pour en savoir davantage sur les recherches de Paicheler et Mandeville. La maîtresse avait émaillé son discours de formules prudentes, du genre « à notre connaissance… » ou « …à condition que tel présupposé soit vrai ».
Même si Mandeville était spécialiste en ce qui a trait aux impressions, leurs nouveaux comportements venaient chambouler tout ce qu’elle pensait savoir sur le phénomène. Jusqu’ici, le consensus était que les impressions subsistaient à la mort de ceux qu’elles représentaient sans pour autant que leur identité ne perdure, à la manière d’un écho qui continue à réverbérer un bruit en l’absence de sa cause première. Félicia avait longuement interrogé son enseignante sur les liens entre émotions et impressions… Si elles continuaient à représenter l’état émotionnel du mourant, était-ce possible que ses sentiments soient un fil conducteur pour communiquer avec son impression?
Elle ne l’avait dit à personne mais la motivation de Félicia était ancrée dans ce rêve qu’elle avait eu quelques mois plus tôt… L’épée de chocolat lui traversant le bassin s’était avérée un indice de la manœuvre sournoise de son « amoureux » pour éteindre sa sexualité; elle était convaincue que le reste du rêve s’avérerait tout aussi significatif pour la suite des choses. Outre Frank, un autre personnage figurait de façon proéminente dans ce rêve… Elle se trompait peut-être; elle se trompait sûrement. D’autant plus qu’il avait été emporté par une mort naturelle plutôt que violente. Mais elle n’avait d’autre choix qu’essayer.
Il lui avait fallu cinq minutes de marche, mais elle était maintenant arrivée à destination. Deux caméras de surveillances étaient pointées sur la porte; un intercom chromé était situé à droite de la porte. Félicia ne sonna pas : elle savait que personne ne répondrait. Elle avait dû déployer des trésors de persuasion, mais elle avait réussi à obtenir les clés grâce à Will Szasz.
Il y avait trois serrures sur la porte. Le stress monta d’un cran lorsqu’elle entendit le déclic de la troisième. Elle connaissait l’endroit mais c’était la première fois qu’elle en passait le seuil…
Un escalier étroit et abrupt montait jusqu’au deuxième. Le bruit de ses pas était étouffé par une insonorisation quasi-totale. L’absence d’écho donnait aux lieux une aura d’étrangeté, comme dans un rêve. La rampe était poussiéreuse; personne n’avait dû venir ici depuis des mois.
Elle arriva devant une autre lourde porte de métal rivetée qu’elle déverrouilla à l’aide d’une quatrième clé. Elle pénétra dans une antichambre aussi insonorisée que la cage de l’escalier. L’édifice ne ressemblait pas à ce qu’elle s’était toujours imaginée. Il ne restait qu’une porte la séparant de l’endroit qu’elle cherchait. Elle la poussa en léchant sa lèvre endolorie.
Quoique beaucoup plus grande que les autres, la pièce était aussi poussiéreuse et désertée que le reste de l’édifice. Une série de sofas disposés en U occupaient la partie gauche; un bureau et une table ovale entourée de sept chaises se trouvaient à droite. On pouvait voir que tous les tiroirs avaient été vidés.
Félicia passa de longues minutes en contemplation, la poitrine opprimée par l’atmosphère pesante. En raison de l’insonorisation, le seul bruit qu’elle pouvait entendre était les battements de son propre cœur.
Le temps vint d’essayer ce pour quoi elle était venue. Elle ferma les yeux puis inspira profondément pour inviter en elle l’état d’acuité. Elle garda ses paupières closes plus longtemps qu’elle n’en avait besoin, mais elle finit par les ouvrir au prix d’un effort. Devant elle se tenait une impression parfaitement discernable qui la scrutait, comme l’avaient fait celles du Café Konya.
La gorge serrée, elle murmura : « Bonjour, papa ». 

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