Vinh, Gary et Sophie
étaient affalés dans un recoin du Terminus au milieu de leurs affaires étalées.
La pluie qui tombait en trombes les avait découragés de sortir. Sophie était
couchée, la tête posée sur le ventre de Gary, ce qui le mettait dans une
position inconfortable. Il endurait toutefois en silence, jugeant peut-être que
le contact féminin valait le désagrément. Cette scène avait quelque chose de
tragique aux yeux de Vinh : pour Sophie, le geste était innocent; pour
Gary, c’était un indice que son statut auprès d’elle s’améliorait peut-être. Il
demeurait aveugle au fait qu’elle l’avait mis dans la friendzone, ce non-lieu érotique d’où il ne sortirait jamais. De
toute manière, Vinh était convaincu que Sophie était une lesbienne qui
s’ignorait encore.
Un sifflement retentit
au fond de la salle pour mettre fin à leur inaction. C’était Tobin, sorti de
l’arrière-boutique, qui leur signalait que l’heure était venue. Gary se leva à contrecœur
et accompagna Vinh jusqu’à l’entrée.
Les deux jeunes hommes
ouvrirent les portes et coincèrent les ventaux derrière des briques de ciment.
Depuis l’incendie
criminel qui aurait pu les tuer tous, l’idée de barrer la porte à renfort de
chaînes avait mis en évidence le caractère pour le moins douteux de cette stratégie.
Mais de là à les garder ouvertes? « Je préférerais les portes
fermées », dit-il tout haut.
« Tobin a dit
que…
— Je sais ce que Tobin
a dit. Ça ne veut pas dire que c’est une bonne idée.
— Au moins, personne
ne peut viser à travers ça »,
conclut Gary. En effet, la pluie était si dense qu’elle donnait l’impression d’être
faite de rideaux balayés par le vent. On ne pouvait pas voir clairement au-delà
d’une dizaine de mètres, et plus rien du tout après trente.
Sans surprise, peu de
fidèles arrivèrent après l’ouverture des portes. Le mauvais temps devait y être
pour quelque chose. Le fait que Madame les ait quittés également. Mais Vinh
croyait surtout qu’une proportion notable des soi-disant fidèles s’était empressée d’aller voir ailleurs dès qu’on avait
cessé de servir le repas après les oraisons. Il avait parlé à Aizalyasni de sa
théorie. Elle s’était contentée de sourire en répondant : « nous le
savons »
Nous.
Pas de je pour la sainte trinité – le père, le
fils, la sainte Nini… Vinh n’avait pas insisté. Les gens du Terminus avaient
compris que les trois pouvaient, à peu de choses près, lire leurs pensées comme
un livre ouvert. Argumenter était donc futile.
Comme un livre ouvert… Vinh rougissait à chaque fois qu’il y pensait.
Tout le monde dans sa petite clique savait qu’il avait un gros, gros béguin
pour Timothée. Si tout ce qu’il avait dit à son propos s’était rendu à ses
oreilles, il y aurait déjà eu de quoi être gêné. Mais c’était encore sans
compter les fantasmes qu’il n’avait jamais vocalisés… Quelle honte, si Timothée…
« Vinh? T’es dans
la lune. Tu penses encore à Tim, hein?
— Quoi? Non! »
Gary se contenta de sourire sans insister. Vinh lui tourna le dos pour cacher
son embarras.
Aizalyasni émergea de
la zone privée. Elle prit place devant le dais inoccupé, et elle commença l’oraison,
dirigeant l’assemblée clairsemée avec calme et assurance.
Même lorsqu’il était
assigné à la porte, Vinh tenait à accomplir l’enchaînement comme tout le monde.
Il connaissait par cœur chaque mouvement de la séquence; il pouvait donc garder
un œil sur la grande place plutôt que sur l’officiante.
Un mouvement brusque
attira toutefois son regard en direction d’Aizalyasni. Elle s’était redressée subitement,
braquée comme un animal anticipant un prédateur.
Une seconde plus tard,
Martin et Timothée entraient dans la pièce, dans le même état d’alerte qu’Aizalyasni.
Tobin les suivait de près, interloqué.
Voir les trois ainsi perturbés
pour une raison encore inconnue donna froid dans le dos à Vinh. De grosses
gouttes de sueur – sans doute aidées par l’humidité ambiante – roulèrent sous
ses aisselles. Tout cela ne présageait rien de bon.
La pluie diminua puis
cessa d’un coup, révélant une silhouette solitaire de l’autre côté de la place.
Elle s’avançait tranquillement, à un rythme de promenade.
« Ne bougez
pas », dirent les trois à l’unisson, en s’adressant à l’assemblée. Ils s’alignèrent
juste à la sortie du Terminus, Gary, Tobin et Vinh derrière eux. Celui-ci remarqua
que Tobin avait discrètement dégainé son pistolet.
Le nouveau venu
n’avait rien de menaçant; les mains dans les poches, il tournait la tête ici et
là, comme un touriste sur les Champs-Élysées. Ses vêtements et ses cheveux
étaient secs.
« Calice »,
susurra Tobin. « C’est le cocu… »
Vinh plissa les yeux
pour mieux discerner ce que Tobin avait vu. En fait, le nouveau venu n’avait
rien d’un inconnu… Plutôt le contraire. Ce visage, Vinh l’avait souvent vu à la
télévision avant sa fugue… Édouard Gauss, l’étoile montante du journalisme
d’enquête.
Le cocu? « T’as baisé la femme d’Édouard Gauss?
— Chut! », cracha
Tobin. Gauss s’était immobilisé à quelques mètres de l’entrée du Terminus.
« Tu n’es pas
celui que tu sembles être », dit Martin.
« Perspicace »,
répondit l’homme. « Et vous, vous êtes beaucoup plus qu’il n’y paraît.
« Qui
êtes-vous? », demanda Aizalyasni.
« Que venez-vous
faire chez nous? », demanda Timothée.
« Chez
vous? » Il échappa un ricanement. « Chez vous? Ironique, compte tenu
que c’est moi qui ai bâti ce quartier. » Il pointa la statue renversée qui
gisait non loin de la porte. « Vous avez même érigé une statue pour moi. Dommage
que vous n’en ayez pas mieux pris soin… » Après un moment, il
ajouta : « Narcisse Hill, pour vous servir. En fait, il serait plus
juste d’affirmer que vous êtes ici chez moi, dans cette ville que j’ai
fondée. »
Les trois échangèrent
un regard muet. « Hill? Pas Gauss? », dit Vinh sans pouvoir s’en
empêcher.
« Je suis
présentement en, comment dire, déficit de corporalité », dit Hill en
regardant Vinh pour la première fois. « M. Gauss possédait ce qui me manquait;
je l’ai donc emprunté.
— Qu’est-ce que vous
nous voulez? », demanda Martin.
« J’ai vite pu
constater à quel point La Cité est présentement pleine de gens… intéressants. À
commencer par vous trois. » Il fixa le ciel et inspira profondément. « Vous
êtes à la frontière de la metascharfsinn…
C’est vous qui avez établi cette nouvelle source tellurique qui empiète sur l’ancienne,
n’est-ce pas? C’était risqué… Mais peu importe! Vous avez continué mon œuvre,
et j’en suis reconnaissant. M’aiderez-vous à l’achever? »
Après un moment de
silence, les trois s’écartèrent et laissèrent entrer Hill dans le Terminus.
La pluie se remit à
tomber dès qu’il entra à l’intérieur.
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