dimanche 5 avril 2015

Le Noeud Gordien, épisode 364 : Trinité

Vinh, Gary et Sophie étaient affalés dans un recoin du Terminus au milieu de leurs affaires étalées. La pluie qui tombait en trombes les avait découragés de sortir. Sophie était couchée, la tête posée sur le ventre de Gary, ce qui le mettait dans une position inconfortable. Il endurait toutefois en silence, jugeant peut-être que le contact féminin valait le désagrément. Cette scène avait quelque chose de tragique aux yeux de Vinh : pour Sophie, le geste était innocent; pour Gary, c’était un indice que son statut auprès d’elle s’améliorait peut-être. Il demeurait aveugle au fait qu’elle l’avait mis dans la friendzone, ce non-lieu érotique d’où il ne sortirait jamais. De toute manière, Vinh était convaincu que Sophie était une lesbienne qui s’ignorait encore.
Un sifflement retentit au fond de la salle pour mettre fin à leur inaction. C’était Tobin, sorti de l’arrière-boutique, qui leur signalait que l’heure était venue. Gary se leva à contrecœur et accompagna Vinh jusqu’à l’entrée.
Les deux jeunes hommes ouvrirent les portes et coincèrent les ventaux derrière des briques de ciment.
Depuis l’incendie criminel qui aurait pu les tuer tous, l’idée de barrer la porte à renfort de chaînes avait mis en évidence le caractère pour le moins douteux de cette stratégie. Mais de là à les garder ouvertes? « Je préférerais les portes fermées », dit-il tout haut.
« Tobin a dit que…
— Je sais ce que Tobin a dit. Ça ne veut pas dire que c’est une bonne idée.
— Au moins, personne ne peut viser à travers ça », conclut Gary. En effet, la pluie était si dense qu’elle donnait l’impression d’être faite de rideaux balayés par le vent. On ne pouvait pas voir clairement au-delà d’une dizaine de mètres, et plus rien du tout après trente.
Sans surprise, peu de fidèles arrivèrent après l’ouverture des portes. Le mauvais temps devait y être pour quelque chose. Le fait que Madame les ait quittés également. Mais Vinh croyait surtout qu’une proportion notable des soi-disant fidèles s’était empressée d’aller voir ailleurs dès qu’on avait cessé de servir le repas après les oraisons. Il avait parlé à Aizalyasni de sa théorie. Elle s’était contentée de sourire en répondant : « nous le savons »
Nous.
Pas de je pour la sainte trinité – le père, le fils, la sainte Nini… Vinh n’avait pas insisté. Les gens du Terminus avaient compris que les trois pouvaient, à peu de choses près, lire leurs pensées comme un livre ouvert. Argumenter était donc futile.
Comme un livre ouvert… Vinh rougissait à chaque fois qu’il y pensait. Tout le monde dans sa petite clique savait qu’il avait un gros, gros béguin pour Timothée. Si tout ce qu’il avait dit à son propos s’était rendu à ses oreilles, il y aurait déjà eu de quoi être gêné. Mais c’était encore sans compter les fantasmes qu’il n’avait jamais vocalisés… Quelle honte, si Timothée…
« Vinh? T’es dans la lune. Tu penses encore à Tim, hein?
— Quoi? Non! » Gary se contenta de sourire sans insister. Vinh lui tourna le dos pour cacher son embarras.
Aizalyasni émergea de la zone privée. Elle prit place devant le dais inoccupé, et elle commença l’oraison, dirigeant l’assemblée clairsemée avec calme et assurance.
Même lorsqu’il était assigné à la porte, Vinh tenait à accomplir l’enchaînement comme tout le monde. Il connaissait par cœur chaque mouvement de la séquence; il pouvait donc garder un œil sur la grande place plutôt que sur l’officiante.
Un mouvement brusque attira toutefois son regard en direction d’Aizalyasni. Elle s’était redressée subitement, braquée comme un animal anticipant un prédateur.
Une seconde plus tard, Martin et Timothée entraient dans la pièce, dans le même état d’alerte qu’Aizalyasni. Tobin les suivait de près, interloqué.
Voir les trois ainsi perturbés pour une raison encore inconnue donna froid dans le dos à Vinh. De grosses gouttes de sueur – sans doute aidées par l’humidité ambiante – roulèrent sous ses aisselles. Tout cela ne présageait rien de bon.
La pluie diminua puis cessa d’un coup, révélant une silhouette solitaire de l’autre côté de la place. Elle s’avançait tranquillement, à un rythme de promenade.
« Ne bougez pas », dirent les trois à l’unisson, en s’adressant à l’assemblée. Ils s’alignèrent juste à la sortie du Terminus, Gary, Tobin et Vinh derrière eux. Celui-ci remarqua que Tobin avait discrètement dégainé son pistolet.
Le nouveau venu n’avait rien de menaçant; les mains dans les poches, il tournait la tête ici et là, comme un touriste sur les Champs-Élysées. Ses vêtements et ses cheveux étaient secs.
« Calice », susurra Tobin. « C’est le cocu… »
Vinh plissa les yeux pour mieux discerner ce que Tobin avait vu. En fait, le nouveau venu n’avait rien d’un inconnu… Plutôt le contraire. Ce visage, Vinh l’avait souvent vu à la télévision avant sa fugue… Édouard Gauss, l’étoile montante du journalisme d’enquête.
Le cocu? « T’as baisé la femme d’Édouard Gauss?
— Chut! », cracha Tobin. Gauss s’était immobilisé à quelques mètres de l’entrée du Terminus.
« Tu n’es pas celui que tu sembles être », dit Martin.
« Perspicace », répondit l’homme. « Et vous, vous êtes beaucoup plus qu’il n’y paraît.
« Qui êtes-vous? », demanda Aizalyasni.
« Que venez-vous faire chez nous? », demanda Timothée.
« Chez vous? » Il échappa un ricanement. « Chez vous? Ironique, compte tenu que c’est moi qui ai bâti ce quartier. » Il pointa la statue renversée qui gisait non loin de la porte. « Vous avez même érigé une statue pour moi. Dommage que vous n’en ayez pas mieux pris soin… » Après un moment, il ajouta : « Narcisse Hill, pour vous servir. En fait, il serait plus juste d’affirmer que vous êtes ici chez moi, dans cette ville que j’ai fondée. »
Les trois échangèrent un regard muet. « Hill? Pas Gauss? », dit Vinh sans pouvoir s’en empêcher.
« Je suis présentement en, comment dire, déficit de corporalité », dit Hill en regardant Vinh pour la première fois. « M. Gauss possédait ce qui me manquait; je l’ai donc emprunté. 
— Qu’est-ce que vous nous voulez? », demanda Martin.
« J’ai vite pu constater à quel point La Cité est présentement pleine de gens… intéressants. À commencer par vous trois. » Il fixa le ciel et inspira profondément. « Vous êtes à la frontière de la metascharfsinn… C’est vous qui avez établi cette nouvelle source tellurique qui empiète sur l’ancienne, n’est-ce pas? C’était risqué… Mais peu importe! Vous avez continué mon œuvre, et j’en suis reconnaissant. M’aiderez-vous à l’achever? »
Après un moment de silence, les trois s’écartèrent et laissèrent entrer Hill dans le Terminus.
La pluie se remit à tomber dès qu’il entra à l’intérieur.

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