dimanche 23 mai 2010

Le Noeud Gordien, épisode 121: Alma Mater


Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la dernière visite d’Édouard à l’Université de La Cité. Et encore : lors de ses derniers passages, il ne s’était pas baladé tranquillement comme il se le permettait maintenant, sachant qu’il disposait de presque une demi-heure avant son rendez-vous.
Dix ans plus tôt, il vivait pratiquement dans les couloirs qu’il traversait aujourd’hui. Dix ans! Il était frappant de ressentir simultanément une impression d’étrangeté et de familiarité alors qu’il devait absorber en une seconde ce que l’endroit était devenu après tout ce temps… Ces lieux qu’on reconnaît malgré leurs différences tout en réalisant qu’ils ne seront plus jamais réellement tels qu’on les a connus.
Ses pas le conduisirent jusqu’au hall de son ancienne faculté, là où s’alignaient les portraits en mosaïque des finissants de chaque année. On avait reculé le sien depuis sa dernière visite; c’étaient ceux des cinq dernières années qui figuraient en proéminence dans le hall principal. Les autres – certains remontant aux années cinquante – s’entassaient sur les murs les plus éloignés, entre le hall à proprement parler et les bureaux de l’administration. Il retraça néanmoins le tableau de sa promotion, avec sa photo solennelle en toge et mortier entourée de celles de ses collègues d’antan… Ce beau jeune homme prêt à prendre le monde du journalisme d’enquête à bras-le-corps, convaincu d’avoir trouvé définitivement sa place dans le monde… Un jeune homme dans lequel il ne se reconnaissait plus.
Édouard regarda l’heure : il était temps de se diriger vers la Faculté de psychologie.
« M. Gauss! Entrez, je vous prie! »
Le professeur Pierre-Charles Lapointe était l’universitaire quintessentiel : léger embonpoint, lunettes, barbe, chemise à motifs sous un cardigan uni. Il accueillit Gauss chaleureusement : « C’est un plaisir de vous recevoir…
— Oh, je vous en prie…
— Non, absolument! Vous étiez de loin le meilleur à CitéMédia… Il leur sera difficile de combler le vide laissé par votre départ! Alors, que puis-je faire pour vous? Vous travaillez sur un nouveau reportage, peut-être?
— En fait, ces temps-ci, je fais un Tintin de moi…
— C’est-à-dire?
— Je suis un reporter qui ne fait jamais de reportages! »
Le professeur éclata de rire. Souriant, Édouard en vint aux faits : « Le docteur Lacombe m’a dit que vous seriez mieux placé que lui pour répondre à mes questions…
— Ah! Vous vous intéressez à l’hypno-thérapie?
— Pas tant la thérapie que l’hypnose…
— Je pourrai sans doute vous éclairer, dans un cas comme dans l’autre. 
— J’aurais d’abord quelque chose à vous faire voir. Vous permettez? »
Édouard produisit un disque compact. « Votre ordinateur devrait pouvoir le lire. » Le professeur le prit et le visionna. C’était une version numérisée de la vidéo que Laurent Hoshmand lui avait donnée.
Lapointe écouta tout sans dire un mot, après quoi il demanda : « Qu’est-ce que je devrais voir, au juste?
— C’est ce que je m’explique mal. Cet enregistrement a été effectué à divers moments durant la même semaine. Malgré les essais que vous avez vus, je n’ai jamais réussi à pénétrer dans l’édifice. Mais plus intrigant encore, je n’ai absolument aucun souvenir d’avoir tenté ne serait-ce qu’une fois.
— Hmm hm.
— Je me suis dit de deux choses l’une : soit je suis fou, soit je suis hypnotisé…
— Bon, pour ce qui est de la folie… Est-ce que vous avez eu connaissance d’autres moments où vous ne savez pas ce que vous avez fait durant une certaine période?
— Mais comment pourrais-je le savoir, alors?
— Par déduction… des heures manquantes, réaliser que vous êtes quelque part sans savoir comment ou quand vous y êtes arrivé…
— Non, rien de ça…
— Avez-vous vécu un stress important? Un événement traumatisant peut-être?
— Sans vous embêter avec les détails, disons que j’ai eu une année difficile, mais que ça va de mieux en mieux.
— Difficile comment?
— Divorce, réorientation professionnelle…
— Hmm hm. Ça ne ressemble pas à un trouble dissociatif à première vue…
— Est-ce qu’il est possible que je sois hypnotisé?
— Vous savez, l’hypnose, ça ne se fait pas en disant Dors!... Avez-vous déjà été en état hypnotique par le passé?
— Lorsque je m’intéressais au paranormal, durant mon adolescence, j’avais essayé avec des amis, mais c’était plus du jeu que la vraie affaire…
— Et si j’essayais de vous hypnotiser maintenant? Seriez-vous enclin à vous laisser faire?
— Je ne suis pas certain que… En fait, non. L’idée ne me plaît pas.
— C’est un indice qu’on n’aurait probablement pas pu le faire à votre insu, si vous vous méfiez de la possibilité même…
— Alors, qu’est-ce qui peut expliquer mon comportement?
— Si vous demeuriez des heures durant dans votre voiture… Peut-être du somnambulisme?
— Ah!
— Qu’est-ce qui vous fait rire?
— Visionnez la vidéo suivante, s’il-vous-plaît… »
C’était l’essai d’Alexandre qui, comme Édouard, se détournait de l’édifice avant de l’atteindre.
« C’est mon neveu; après que j’aie pris connaissance de mon drôle de comportement, je lui ai demandé de faire pareil… Il a eu le même résultat que moi. Mais après ça, tout est redevenu normal… Ni lui ni moi – ni un autre de mes partenaires, par ailleurs – n’avons pu revivre l’expérience. »
Le professeur dit : « Trouble dissociatif, hypnose ou somnambulisme… Les trois auraient été possibles bien que peu probables… Mais qu’une autre personne agisse de la même manière, en admettant qu’il ne s’agisse pas d’un canular – sans vouloir vous insulter, on ne peut jamais être sûr de ce qui se passe dans la tête des gens – je n’ai pas suffisamment de données pour pouvoir jeter un éclairage théoriquement informé sur ce phénomène.
— Bref, vous ne savez pas ce qui peut causer ça.
— Ce ne sont pas les termes que j’utiliserais, mais dans un langage non-universitaire, oui, on pourrait l’exprimer ainsi. 
— Mais vous laissez entendre qu’avec plus de données vous pourriez peut-être trouver des pistes… Quelles informations iriez-vous chercher? »
Le professeur réfléchit un instant.
« Je ne sais pas pour vous, mais moi, je commencerais par celui qui tenait la caméra… Vous me disiez que vous ignoriez votre manège… Comment s’en est-il rendu compte, lui? Combien de temps vous a-t-il laissé recommencer avant de vous en parler? »
Surpris par cette évidence, Édouard ne put qu’acquiescer, les yeux écarquillés. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt? Et si cet « oubli » était de la même nature que ceux qui avaient été filmés?
« Je vous remercie pour votre aide, professeur…
— Vous me tiendrez au courant si vous progressez, c’est assez inusité comme situation! »
Ils se serrèrent la main et Édouard s’en alla, pensif.
Dès qu’il eut fermé la porte, le professeur sortit une boîte de tic tacs de sa poche; il en tira une pilule jaune et ronde et la mit dans sa bouche. Les yeux fermés, il se laissa envahir par le plaisir orgasmique durant quelques minutes avant de se remettre au travail. 

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