Gordon ne lui avait pas menti :
la poudre à priser sur laquelle Édouard comptait pour ménager ses élans
compulsifs n’avait désormais plus aucun effet.
Il avait traversé le solstice d’hiver
– la date de péremption de la poudre brune annoncée par Gordon – sans trop voir
de différence. Toutefois, après le passage à la nouvelle année, il remarqua
devoir en prendre une quantité grandissante pour obtenir les mêmes résultats.
Il arriva enfin au point où il dut admettre que même inhaler tout ce qui lui
restait n’accomplirait plus rien…
Il aurait dû prévenir le moment,
d’autant plus que Gordon l’en avait averti. Mais l’un des effets de la
compulsion était la négligence de tout ce qui s’en écartait, de sorte que plus
l’effet de la poudre s’amenuisait, plus il lui était difficile de penser au
futur, ou de se mobiliser pour en infléchir le cours. La voix de la compulsion
lui répétait sans cesse : « Tu as pris beaucoup de retard à cause de
cette poudre… Il va falloir mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps
perdu! » Dès lors, l’idée même de restreindre ses efforts lui parut
absurde… Il se remit donc à méditer et à s’exercer sans réserve.
Il lui fallut une semaine pour
retourner dans l’état où Claude Sutton l’avait trouvé dans son chalet,
reléguant des choses comme l’hygiène ou l’alimentation au rang de
préoccupations mineures.
Geneviève ne lui avait plus parlé
depuis qu’il avait déballé toute la vérité. La voix de la compulsion s’en
réjouissait. « Plus de fillettes dans les pattes! » S’il
reconnaissait ce clair avantage en regard de ses aspirations, parfois, au
réveil ou durant ces rares moments oisifs où il prenait soin d’Ozzy, ses
pensées se tournaient vers Alice et Jessica. Son cœur de père désespérait alors
de son incompétence, en proie à un mélange de mélancolie et de rage contre les
circonstances dans lesquelles il s’était lui-même placé. Ces moments-là ne
duraient toutefois pas longtemps; l’enchantement reprenait le dessus, et avec
lui, l’obsession qui ne laissait de place à rien d’autre.
Après onze jours de travail acharné,
un phénomène inédit se présenta à lui.
Il méditait depuis plusieurs heures
lorsqu’un point lumineux apparut dans son champ de vision. Celui-ci ressemblait
à ces taches qui persistent après qu’on ait regardé une lumière trop vive… à
l’exception près qu’Édouard n’avait rien regardé d’autre que ses propres
paupières closes.
Il tenta d’ignorer le point comme il
ignorait les pensées ou les bruits qui surgissaient parfois au milieu de la
méditation, mais ce point s’avéra plus entêté : il continua de déranger sa
concentration. C’était comme vouloir ignorer un caillou pointu dans sa botte
durant une longue marche.
À défaut de pouvoir en faire fi,
Édouard tourna toute son attention vers le point lumineux et d’en faire le
point focal de sa méditation.
Toute son âme fut éblouie d’une
explosion de lumière blanche qui le laissa pantois. La sensation visuelle se
transforma en autre chose qui fit frissonner sa chair entière. Il s’entendit
gémir; le son parut lointain, comme s’il avait été produit dans l’appartement
voisin plutôt que par sa propre gorge.
L’explosion de lumière inscrivit
dans sa tête une évidence insoupçonnée, une chose qu’il était incapable de
traduire en mot, mais qu’il savait absolument vraie. Quelque chose qu’il
voulait… qu’il devait exprimer. Une
vérité fondamentale.
Il ouvrit les yeux; la lumière
n’était plus dans son champ de vision, mais elle n’était pas disparue non plus.
Elle
était en lui.
Il tituba jusqu’à son bureau, ses
jambes ankylosées par les heures d’immobilité. Il poussa les déchets accumulés
sur toutes les surfaces à la recherche d’un papier et de crayons. Il tomba sur
une feuille imprimée au dos encore vierge; il empoigna un crayon feutre à large
pointe et un stylo avant de se laisser tomber par terre.
Édouard ignorait d’où venaient ces informations,
mais dès que les crayons touchèrent la feuille, il sut exactement quoi faire
dans les moindres détails. Il traça deux cercles concentriques avec le gros
crayon; avec le stylo, il inscrivit à différents endroits tantôt un chiffre,
tantôt une forme géométrique. D’autres éléments qu’il aurait voulu inclure à
son dessin lui apparaissaient indicibles, tantôt une fragrance, une heure du
jour, une couleur du ciel… Il identifia d’un astérisque les points correspondant
à ces éléments; en bas de la page, il exprima comme il put à quoi ils
correspondaient. Il avait l’impression que rien ne pourrait les lui faire
oublier, mais cette révélation ressemblait trop à un rêve pour qu’il ne
considère la possibilité que le souvenir, si clair pour l’instant, puisse se
dissiper bientôt.
Le résultat fut un dessin brouillon,
trop chargé de détails confus, mais cette fricassée de concepts était porteuse
d’une signification nécessaire aux yeux d’Édouard.
« Peut-être que je suis fou
pour vrai, cette fois », dit-il à voix haute. Ozzy, perché sur le robinet
de la cuisine, croassa comme pour lui répondre. « À moins que j’aie
atteint un nouveau palier d’acuité... » Cette fois, Ozzy se contenta de le
fixer de ses petits yeux noirs. « Il faut que j’en parle à quelqu’un »,
décida Édouard en agrippant son manteau. « Tu viens? »
Ozzy alla se poser sur son épaule
une fois le manteau enfilé.
Une question demeurait : à qui préférait-il
en parler? À Avramopoulos, Gordon… ou Félicia?
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