La maison de Lytvyn était plus
grande que dans le souvenir du visiteur. L’écart était peut-être dû à l’effet
des lampes braquées sur ses murs. Elles donnaient l’impression qu’un éclairage
de scène venait du ciel pour l’illuminer; le contraste avec la pénombre
environnante donnait une apparence féérique à la façade.
Il alla frapper trois petits coups
secs à la porte principale. Lytvyn vint lui ouvrir. Elle était vêtue d’une
simple camisole et d’un pantalon de yoga; ses mains souillées d’encre
laissaient croire qu’elle était au milieu d’un entraînement plus mental que
physique. Lorsqu’elle vit à qui elle avait affaire, elle eut une expression
équivoque. Elle semblait se demander ce qu’elle avait pu faire de mal.
« Gordon?
— Bonjour, Lytvyn. Je peux entrer?
— Oui, oui, bien sûr…
— C’est… spacieux », dit-il une
fois dans le hall.
« Ne regardez pas le ménage, je
suis encore en train d’aménager.
— Ne t’en fais pas… Et tu peux me
tutoyer », ajouta-t-il.
Elle acquiesça et le laissa examiner
les environs sans rien dire. Gordon reconnaissait chez Lytvyn la même déférence
teintée de méfiance que lui-même avait entretenue, plus jeune, à l’égard des
Maîtres. Au moins, les traditions se
transmettent, pensa-t-il en laissant un sourire toucher ses lèvres. Après
un moment, Lytvyn brisa le silence. « Qu’est-ce qui me vaut l’honneur?
— Il est plus que temps que nous
discutions, toi et moi », répondit-il vaguement, mais avec d’un ton
chaleureux.
« Ici, lorsque quelqu’un nous
dit il faut qu’on se parle, les
nouvelles sont rarement bonnes », lança-t-elle.
Gordon s’esclaffa. « Non, non,
pas de mauvaises nouvelles. »
Félicia parut enfin capable de considérer
que Gordon n’était pas là pour lui taper sur les doigts. Elle lui montra le
chemin de la salle de séjour. « Je vous… Je t’offre quelque chose à boire?
— As-tu du scotch?
— Hum, est-ce que du Jack
Daniel’s pourrait faire?
— Ça ne sera rien pour moi, merci. »
Le salon était meublé entièrement en neuf, mais sans aucune décoration – rien
sur les murs, aucun bibelot, pas même de rideaux aux fenêtres.
Lytvyn s’assit, il resta debout. « J’ai
entendu dire que tu avais vu l’impression de Harré en Suisse.
— C’est Mandeville qui vous l’a dit? »
Voilà que le vous était déjà de
retour.
« En fait, je crois bien que
tous les Seize ont appris la nouvelle assez rapidement.
— Pourquoi personne ne m’en a parlé,
alors?
— En résumé : parce que
personne ne sait quoi en penser. Il y en a qui croient même que tu as inventé
toute cette histoire. »
Lytvyn se croisa les bras avec une
expression que Gordon avait déjà vue auparavant, lorsqu’Avramopoulos lui avait
demandé de faire le thé durant leur récent concile. « C’est Avramopoulos
qui croit cela, n’est-ce pas? »
Bingo,
pensa Gordon en haussant les épaules. « Peu importe. Pour ma part, je suis
enclin à penser que tu dis vrai. La question que je me pose se situe à un autre
niveau : que faire de cette découverte?
— Mandeville m’a formellement
interdit de faire quoi que ce soit », dit Félicia, pas moins renfrognée.
« Que ferais-tu, si tu avais notre
aval? »
Lytvyn fut prise de court par la
question. « Euh, depuis toujours, les impressions sont, comment dire,
passives : elles ne font que répéter les mêmes gestes. Même depuis
qu’elles se sont mises à me regarder, elles ne font que cela. Celle de Harré
m’a clairement fait un clin d’œil… Pour commencer, j’essaierais d’obtenir
d’autres réactions du genre. Comme ça, je saurais si j’ai réellement affaire à
une impression, ou si c’est un autre genre de phénomène.
— Comme quoi?
— Je ne suis pas certaine. »
Elle se redressa sur son fauteuil. Aux yeux de Gordon, c’était clair :
elle avait une opinion qu’elle hésitait à partager.
Gordon lui offrit une
ouverture : « Si cette impression réagit à ta présence, c’est
peut-être plus qu’une impression.
— Exactement! » dit-elle,
soulagée d’être comprise. « Et si c’est plus qu’une impression… Peut-être
qu’une partie de Harré existe toujours. Ça fait peur, mais en même temps, ça
donne de l’espoir… Imagine si nous pouvions, oh, je ne sais pas,
l’interroger? »
Gordon lança un regard perçant à
Félicia. « As-tu déjà interrogé des impressions? »
La façon dont elle s’agita en
rougissant fournissait déjà un indice; lorsqu’elle répondit « trois
faveurs pour un secret? », elle confirma le soupçon.
Il continua sur le ton de la
connivence. « Si c’était
possible, si nous avions un moyen de
l’interroger, nous pourrions sans doute mieux comprendre la nature de la metascharfsinn. Ce serait une avancée
importante pour nous, sur tous les plans.
— À condition que ça ne nous rende pas
aussi fous à notre tour. C’est aussi ça qui me fait peur. Je peux te poser une
question?
— Que veux-tu savoir?
— Pourquoi es-tu venu me voir?
— Trois faveurs pour un secret… » Riant
de l’expression interloquée de Lytvyn, il ajouta : « Je plaisante. Sérieusement,
ça fait un moment que je m’intéresse à toi. Chaque chose que j’apprends à
ton sujet m’impressionne de plus en plus. » Gordon alla regarder par la
fenêtre, tournant le dos à Félicia. « Tu travailles avec Polkinghorne, je ne me
trompe pas?
— Non, c’est juste.
— Que penses-tu de lui? En tant que
maître, je veux dire.
— Il est bien », dit-elle avec
un enthousiasme que Gordon jugea modéré. Il se retourna le temps de lui jeter
un coup d’œil. Elle ressentit le besoin d’ajouter : « Non, vraiment.
— Hum. Tant mieux. Avec tout ton
talent, je craignais que tu aies parfois l’impression de plafonner. » Même
en lui tournant le dos, Gordon devinait qu’il avait piqué son intérêt. « J’ai
offert son anneau à Espinosa. Cela signifie que sa place est à prendre… »
Il se retourna vers elle. « Intéressée? »
Elle affectait une contenance
réservée, mais Gordon n’était pas dupe : l’allégresse qu’elle tentait de
ravaler transpirait de partout. « Je peux y penser? »,
demanda-t-elle, faussement ingénue. Elle avait beaucoup de talent, mais le
bluff n’était pas sa spécialité.
« Tu as jusqu’à demain midi
pour me dire oui. Nous pourrons ensuite nous pencher sur le mystère de
l’impression de Harré. En attendant, je te souhaite une bonne réflexion. »
Il se dirigea vers la porte d’un pas assuré. Elle allait se lever; il l’arrêta.
« Pas besoin de te déranger : je connais le chemin. »
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