dimanche 23 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 275 : Admissions

La maison de Lytvyn était plus grande que dans le souvenir du visiteur. L’écart était peut-être dû à l’effet des lampes braquées sur ses murs. Elles donnaient l’impression qu’un éclairage de scène venait du ciel pour l’illuminer; le contraste avec la pénombre environnante donnait une apparence féérique à la façade.
Il alla frapper trois petits coups secs à la porte principale. Lytvyn vint lui ouvrir. Elle était vêtue d’une simple camisole et d’un pantalon de yoga; ses mains souillées d’encre laissaient croire qu’elle était au milieu d’un entraînement plus mental que physique. Lorsqu’elle vit à qui elle avait affaire, elle eut une expression équivoque. Elle semblait se demander ce qu’elle avait pu faire de mal. « Gordon? 
— Bonjour, Lytvyn. Je peux entrer?
— Oui, oui, bien sûr…
— C’est… spacieux », dit-il une fois dans le hall.
« Ne regardez pas le ménage, je suis encore en train d’aménager.
— Ne t’en fais pas… Et tu peux me tutoyer », ajouta-t-il.
Elle acquiesça et le laissa examiner les environs sans rien dire. Gordon reconnaissait chez Lytvyn la même déférence teintée de méfiance que lui-même avait entretenue, plus jeune, à l’égard des Maîtres. Au moins, les traditions se transmettent, pensa-t-il en laissant un sourire toucher ses lèvres. Après un moment, Lytvyn brisa le silence. « Qu’est-ce qui me vaut l’honneur?
— Il est plus que temps que nous discutions, toi et moi », répondit-il vaguement, mais avec d’un ton chaleureux.
« Ici, lorsque quelqu’un nous dit il faut qu’on se parle, les nouvelles sont rarement bonnes », lança-t-elle.
Gordon s’esclaffa. « Non, non, pas de mauvaises nouvelles. »
Félicia parut enfin capable de considérer que Gordon n’était pas là pour lui taper sur les doigts. Elle lui montra le chemin de la salle de séjour. « Je vous… Je t’offre quelque chose à boire?
— As-tu du scotch?
— Hum, est-ce que du Jack Daniel’s pourrait faire?
— Ça ne sera rien pour moi, merci. » Le salon était meublé entièrement en neuf, mais sans aucune décoration – rien sur les murs, aucun bibelot, pas même de rideaux aux fenêtres.
Lytvyn s’assit, il resta debout. « J’ai entendu dire que tu avais vu l’impression de Harré en Suisse.
— C’est Mandeville qui vous l’a dit? » Voilà que le vous était déjà de retour.
« En fait, je crois bien que tous les Seize ont appris la nouvelle assez rapidement.
— Pourquoi personne ne m’en a parlé, alors?
— En résumé : parce que personne ne sait quoi en penser. Il y en a qui croient même que tu as inventé toute cette histoire. »
Lytvyn se croisa les bras avec une expression que Gordon avait déjà vue auparavant, lorsqu’Avramopoulos lui avait demandé de faire le thé durant leur récent concile. « C’est Avramopoulos qui croit cela, n’est-ce pas? »
Bingo, pensa Gordon en haussant les épaules. « Peu importe. Pour ma part, je suis enclin à penser que tu dis vrai. La question que je me pose se situe à un autre niveau : que faire de cette découverte?
— Mandeville m’a formellement interdit de faire quoi que ce soit », dit Félicia, pas moins renfrognée.
« Que ferais-tu, si tu avais notre aval? »
Lytvyn fut prise de court par la question. « Euh, depuis toujours, les impressions sont, comment dire, passives : elles ne font que répéter les mêmes gestes. Même depuis qu’elles se sont mises à me regarder, elles ne font que cela. Celle de Harré m’a clairement fait un clin d’œil… Pour commencer, j’essaierais d’obtenir d’autres réactions du genre. Comme ça, je saurais si j’ai réellement affaire à une impression, ou si c’est un autre genre de phénomène.
— Comme quoi?
— Je ne suis pas certaine. » Elle se redressa sur son fauteuil. Aux yeux de Gordon, c’était clair : elle avait une opinion qu’elle hésitait à partager.
Gordon lui offrit une ouverture : « Si cette impression réagit à ta présence, c’est peut-être plus qu’une impression. 
— Exactement! » dit-elle, soulagée d’être comprise. « Et si c’est plus qu’une impression… Peut-être qu’une partie de Harré existe toujours. Ça fait peur, mais en même temps, ça donne de l’espoir… Imagine si nous pouvions, oh, je ne sais pas, l’interroger? »
Gordon lança un regard perçant à Félicia. « As-tu déjà interrogé des impressions? »
La façon dont elle s’agita en rougissant fournissait déjà un indice; lorsqu’elle répondit « trois faveurs pour un secret? », elle confirma le soupçon.
Il continua sur le ton de la connivence. « Si c’était possible, si nous avions un moyen de l’interroger, nous pourrions sans doute mieux comprendre la nature de la metascharfsinn. Ce serait une avancée importante pour nous, sur tous les plans.
— À condition que ça ne nous rende pas aussi fous à notre tour. C’est aussi ça qui me fait peur. Je peux te poser une question?
— Que veux-tu savoir?
— Pourquoi es-tu venu me voir?
— Trois faveurs pour un secret… » Riant de l’expression interloquée de Lytvyn, il ajouta : « Je plaisante. Sérieusement, ça fait un moment que je m’intéresse à toi. Chaque chose que j’apprends à ton sujet m’impressionne de plus en plus. » Gordon alla regarder par la fenêtre, tournant le dos à Félicia. « Tu travailles avec Polkinghorne, je ne me trompe pas?
— Non, c’est juste.
— Que penses-tu de lui? En tant que maître, je veux dire.
— Il est bien », dit-elle avec un enthousiasme que Gordon jugea modéré. Il se retourna le temps de lui jeter un coup d’œil. Elle ressentit le besoin d’ajouter : « Non, vraiment.
— Hum. Tant mieux. Avec tout ton talent, je craignais que tu aies parfois l’impression de plafonner. » Même en lui tournant le dos, Gordon devinait qu’il avait piqué son intérêt. « J’ai offert son anneau à Espinosa. Cela signifie que sa place est à prendre… » Il se retourna vers elle. « Intéressée? »
Elle affectait une contenance réservée, mais Gordon n’était pas dupe : l’allégresse qu’elle tentait de ravaler transpirait de partout. « Je peux y penser? », demanda-t-elle, faussement ingénue. Elle avait beaucoup de talent, mais le bluff n’était pas sa spécialité.

« Tu as jusqu’à demain midi pour me dire oui. Nous pourrons ensuite nous pencher sur le mystère de l’impression de Harré. En attendant, je te souhaite une bonne réflexion. » Il se dirigea vers la porte d’un pas assuré. Elle allait se lever; il l’arrêta. « Pas besoin de te déranger : je connais le chemin. » 

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