« Oublie ta caméra. Elle est
perdue… »
Maude savait que Nico avait raison.
Elle l’avait laissée derrière en s’enfuyant. L’urgence du moment l’avait rendu
peu encline au décompte de ses possessions. Maintenant qu’elle était en
relative sécurité, elle se sentait stupide et honteuse.
Elle ouvrit la bouche pour raconter
à Nico que son poivre de Cayenne s’était avéré inutile au moment le plus
crucial, mais elle se censura lorsqu’elle se souvint que la caméra enregistrait.
Elle remit cette discussion à plus tard pour observer avec lui la scène qu’il
tentait de saisir.
Maude estimait que le bon samaritain
devait être dans la cinquantaine, tout en réalisant que les gens qui menaient
ce genre de vie montraient souvent des signes prématurés de vieillissement. Sa
barbe poivre et sel et ses mouvements assurés lui donnaient un air de
philosophe d’agora postmoderne. Il offrait au monde un regard alerte,
intelligent, qui le distinguait dans ce milieu où trop souvent on ne pouvait
lire que le vide et le vague.
« Encore un… », dit un
badaud à côté de Maude. Elle prêta l’oreille encore plus. « C’est une pandémie! »
Son voisin ricana. « On dit une épidémie.
— Pandémie ça marche aussi! Ça veut
dire la même chose.
— Ah ah! Pandémie. Tu ne sais pas de
quoi tu parles!
— Je te le dis que ça existe! »
Elle aurait voulu – il aurait fallu que Maude lui demande des
précisions, en quoi ceci n’était pas un cas isolé, mais elle était encore trop
échaudée pour oser autre chose que se fondre dans le décor.
« Ok les gars », dit le
barbu, maintenant joint par d’autres personnes, comme si sa réaction avait
sorti les autres de leur stupeur et rendu possible une intervention coordonnée.
« On va l’amener voir Madame. Toi et toi, prenez les pieds. Toi, viens
m’aider, prends-le par l’épaule. S’il grouille, essayez de ne pas l’échapper.
S’il a l’air de vouloir vomir, dites-le, on va le déposer. » Les autres
s’exécutèrent sans hésiter.
« Il ne panique pas du
tout », dit Nico, sa caméra cachée braquée sur le meneur, « je gage
que ça n’est pas sa première fois…
— J’ai entendu quelqu’un par là
parler de pandémie…
— S’il y avait une pandémie de ça, on le saurait. Mais on va faire
attention quand même…
Les gens conscrits par le bon
samaritain entreprirent de soulever le corps et marchèrent en direction d’une voie
perpendiculaire au boulevard St-Martin. Nico fit quelques pas pour les suivre;
Maude demeura sur place.
« Tu viens?
— Ils vont encore plus loin dans le
Centre-Sud… Tu ne trouves pas que nous, on en a fait assez pour une première
fois? »
Nico regarda tour à tour Maude et le
petit groupe qui s’éloignait cahin-caha. « On tient quelque chose d’intéressant...
— Assez pour risquer notre vie?
— Faut pas charrier… Eux autres,
ils… »
Elle prit sa voix la plus sérieuse.
« Nico, je viens d’être victime d’une agression sexuelle. Une tentative de viol.
— Quoi! Es-tu correcte? Est-ce que
ça va?
— Oui », répondit-elle avec
aplomb malgré les larmes qui mouillaient ses yeux. « Mais je veux m’en
aller. » Nico eut un mouvement.
« Tu peux continuer si tu veux. Je vais retourner vers le Centre. Ça va
aller.
— Pas question que je te laisse ici
toute seule!
— Pas question que je te fasse
manquer ton occasion parce que je suis trop lâche. Si tu crois vraiment tenir
quelque chose… »
Nico lança un nouveau regard vers
les gens qui s’éloignaient. Il était sur le point de les perdre de vue. « Soit
on va de l’avant ensemble, soit on abandonne ensemble. C’est toi qui
décide... »
Maude passa sa main dans les
cheveux. Elle fut surprise de constater à quel point elle tremblait. « D’accord.
Je te suis. »
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