dimanche 9 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 273 : Commandos, 6e partie

Maude dut reconnaître la finesse de l’instinct de Nico : ils tenaient effectivement quelque chose.
Plusieurs personnes vinrent se joindre au bon samaritain et ses aides alors qu’ils s’enfonçaient dans le Centre-Sud, en direction opposée de toutes les cliniques et tous les hôpitaux de la ville. Trois coins de rue plus loin, l’ambulance humaine était entourée d’une véritable procession.
« Personne ne parle », souligna Nico. « Ou presque. » Ceux qui portaient le corps du malade échangeaient bien quelques mots pour se coordonner, mais aucune discussion n’avait cours entre les badauds qui les avaient rejoints. Leur silence accentuait encore celui du quartier, à peu près libre du tapage habituel de la ville, tous ces klaxons, moteurs, machines, sirènes…
Les images étaient puissantes… pour peu que la caméra réussisse à capter la scène aussi bien que l’œil de Maude.
Ils marchèrent ainsi pendant de longues minutes pendant lesquelles le groupe continua de grossir petit à petit. Maude remarqua que, même lorsque les gens qu’ils croisaient ne se joignaient pas à eux, ils échangeaient des salutations muettes, pleines de connivences, aux porteurs. Maude et Nico profitèrent de l’attroupement ambulant pour s’approcher et se fondre parmi eux.
La procession déboucha sur une grande piazza dont Maude n’aurait même pas soupçonné l’existence… Il s’agissait d’une aire ouverte entre une série d’édifices décrépits, mais qui avaient dû être sacrément chics à une autre époque. Au centre de la place trônait un bâtiment de construction plus récente, probablement l’un des derniers grands projets avant que le Centre-Sud ne devienne l’équivalent immobilier d’un cancer... C’était une gare désaffectée dont on avait peint toutes les fenêtres de l’intérieur. Des graffitis denses leur ajoutaient une deuxième couche opaque.
Maude remarqua une statue de bronze renversée de son piédestal devant l’entrée principale du Terminus. Celle-là, elle l’avait déjà vue quelque part… Sur des photos d’époque… « C’est le site de la vieille-gare », chuchota-t-elle à Nico lorsque le déclic se fit. La statue représentait Narcisse Hill, le fondateur de La Cité. Rongée par le vert-de-gris, effondrée aux pieds de son piédestal, elle était pour Maude une allégorie de la gloire déchue du plus vieux quartier de La Cité.
Deux hommes se détachèrent du groupe et allèrent cogner aux portes principales du Terminus. Elles s’ouvrirent après un bref délai.
« Il est là! », susurra Nico, soudainement excité.
« Qui? Qui est là?
— Le clochard gentleman… » Maude l’entrevit : c’est lui qui avait entrebâillé les portes – le jeune homme qui avait pris la parole durant la soirée-bénéfice de Cité Solidaire. Ici, il ne portait pas de complet, mais plutôt un t-shirt dont la couleur gris pâle paraissait davantage due à la saleté qu’à quelque teinture; ses cheveux étaient figés dans des mèches grasses qui trahissaient le long délai depuis sa dernière douche.
Comme s’ils obéissaient à des instructions que pourtant personne n’avait dites, le groupe qui s’était agglutiné aux porteurs s’arrêta à la l’entrée pendant que ces derniers la traversaient.
« Maintenant, tu veux savoir ce qui se passe là-dedans, hein? », dit Maude à Nico, amusée par sa moue boudeuse. Il ressemblait à un enfant à qui on refusait un achat qu’il sait pourtant être insensé.
« On va s’installer là », lança Nico en pointant un muret de l’autre côté de la place. Il s’agissait du dernier pan à peu près intact d’un édifice démoli. « On va attendre de voir la suite. »
Maude s’assit sur le sol après avoir inspecté sa surface – il n’y avait pas de souillure manifeste. La place était achalandée; ceux qui avaient suivi la procession représentaient à peine la moitié de leur nombre. Parmi eux se trouvaient de nombreuses femmes; le sang de Maude se glaça lorsqu’elle vit que l’une d’elle portait un bébé dans ses bras. Il ne devait pas être âgé de plus de trois ou quatre mois.
« L’ambiance est vraiment différente ici », dit Nico. « Sur St-Martin, c’était comme si on pouvait se faire sauter dessus n’importe quand…
— Lâche-moi avec les comme si : c’est exactement ça qui est arrivé!
— Tu sais ce que je veux dire », enchaîna Nico avec un mouvement impatient. « Là-bas, les gens sont comme des animaux, tous dans la même cage. Ça crie, ça jappe, ça attaque. Ici, c’est plutôt… Je ne sais pas…
— C’est comme un village », dit Maude en regardant autour d’elle. Ici et là, des groupes discutaient amicalement, comme s’ils s’étaient trouvés sur le parvis de l’église de la paroisse, quoiqu’en loques plutôt qu’endimanchés.
« Je t’ai déjà dit que j’étais née à Sainte-Blandine-Martyr? »
Nico lui jeta un regard incrédule. « Tes parents ont consciemment décidé de quitter le Sénégal pour aller s’installer dans ce trou, au beau milieu de nulle part?
— Tous les immigrants ne choisissent pas la grande ville », répondit-elle. « Et puis, ils n’avaient pas tort : si j’avais à élever une fille, je l’amènerais loin d’ici. » Elle jeta un regard à la mère et son bébé. « De La Cité, je veux dire. De la criminalité et de la violence. » Elle ne mentionna pas à Nico l’autre genre de violence avec laquelle elle avait dû composer, celle d’être l’anomalie dans une école quasiment entièrement blanche, francophone et catholique. Après sa graduation, elle avait été bien contente de venir faire sa vie dans un milieu plus cosmopolite.
« En tout cas, il y a quelque chose qui me rappelle mon village, dans leurs façons d’être, comment ils se parlent…
— C’est une communauté.
— Oui! C’est rare en ville…
— Je ne m’attendais certainement pas à ça, ici…
— Peut-être que les gens comme nous n’ont jamais pris la peine de dépasser la lisière du Centre-Sud… Quand on y pense, c’est normal que les bandits se tiennent près de la limite du quartier… Ici, on dirait qu’il n’y a pas d’argent, pas de drogue… Rien à gagner.
— Ouais, peut-être… Je ne sais pas. »
Peu importe les raisons profondes de ces ambiances distinctes, une chose était sûre : la tension qu’elle portait depuis qu’elle s’était fait tripoter avait baissé d’un cran, même si elle était loin d’être disparue. À propos… « Hey, tantôt, j’ai voulu me servir de mon poivre de Cayenne. Ça n’a pas marché…
— Avais-tu enlevé la goupille? »
Elle allait demander de quelle goupille il parlait, quand les portes du Terminus s’ouvrirent à nouveau. Le clochard-gentleman se trouvait encore derrière, accompagné de trois grands gars musclés qui ne devaient pas plus être résidents du Centre-Sud que Maude et Nico… mais eux, ils n’essayaient pas de le cacher. « C’est l’heure », cria le clochard-gentleman. À peu près tout le monde sur la place entra dans le Terminus d’un pas lent.
« Il ne manque plus que les cloches », dit Maude. Son analogie avec le perron de l’église n’était que plus frappante maintenant que les gens du village se massaient aux portes en colonnes informes, toujours en papotant. « On y va? »
Nico fit un sourire ravi, celui d’un petit garçon qui apprend que, finalement, ses parents vont lui donner ce qu’il désire, même si c’est insensé. Ils allèrent se greffer à la queue de la colonne. Deux des trois hommes musclés fermèrent les portes derrière eux pendant que le troisième posait des chaînes pour les sceller de l’intérieur.
Maude sursauta lorsqu’à peu près tout le monde se mit à fredonner un même air à l’unisson.

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