Maude dut reconnaître la finesse de l’instinct
de Nico : ils tenaient effectivement quelque chose.
Plusieurs personnes vinrent se joindre
au bon samaritain et ses aides alors qu’ils s’enfonçaient dans le Centre-Sud,
en direction opposée de toutes les cliniques et tous les hôpitaux de la ville.
Trois coins de rue plus loin, l’ambulance humaine était entourée d’une
véritable procession.
« Personne ne parle »,
souligna Nico. « Ou presque. » Ceux qui portaient le corps du malade
échangeaient bien quelques mots pour se coordonner, mais aucune discussion
n’avait cours entre les badauds qui les avaient rejoints. Leur silence
accentuait encore celui du quartier, à peu près libre du tapage habituel de la
ville, tous ces klaxons, moteurs, machines, sirènes…
Les images étaient puissantes… pour
peu que la caméra réussisse à capter la scène aussi bien que l’œil de Maude.
Ils marchèrent ainsi pendant de
longues minutes pendant lesquelles le groupe continua de grossir petit à petit.
Maude remarqua que, même lorsque les gens qu’ils croisaient ne se joignaient
pas à eux, ils échangeaient des salutations muettes, pleines de connivences,
aux porteurs. Maude et Nico profitèrent de l’attroupement ambulant pour
s’approcher et se fondre parmi eux.
La procession déboucha sur une
grande piazza dont Maude n’aurait même pas soupçonné l’existence… Il s’agissait
d’une aire ouverte entre une série d’édifices décrépits, mais qui avaient dû
être sacrément chics à une autre époque. Au centre de la place trônait un
bâtiment de construction plus récente, probablement l’un des derniers grands
projets avant que le Centre-Sud ne devienne l’équivalent immobilier d’un
cancer... C’était une gare désaffectée dont on avait peint toutes les fenêtres
de l’intérieur. Des graffitis denses leur ajoutaient une deuxième couche opaque.
Maude remarqua une statue de bronze
renversée de son piédestal devant l’entrée principale du Terminus. Celle-là,
elle l’avait déjà vue quelque part… Sur des photos d’époque… « C’est le
site de la vieille-gare », chuchota-t-elle à Nico lorsque le déclic se
fit. La statue représentait Narcisse Hill, le fondateur de La Cité. Rongée par
le vert-de-gris, effondrée aux pieds de son piédestal, elle était pour Maude
une allégorie de la gloire déchue du plus vieux quartier de La Cité.
Deux hommes se détachèrent du groupe
et allèrent cogner aux portes principales du Terminus. Elles s’ouvrirent après
un bref délai.
« Il est là! », susurra
Nico, soudainement excité.
« Qui? Qui est là?
— Le clochard gentleman… »
Maude l’entrevit : c’est lui qui avait entrebâillé les portes – le jeune
homme qui avait pris la parole durant la soirée-bénéfice de Cité Solidaire. Ici,
il ne portait pas de complet, mais plutôt un t-shirt dont la couleur gris pâle
paraissait davantage due à la saleté qu’à quelque teinture; ses cheveux étaient
figés dans des mèches grasses qui trahissaient le long délai depuis sa dernière
douche.
Comme s’ils obéissaient à des
instructions que pourtant personne n’avait dites, le groupe qui s’était
agglutiné aux porteurs s’arrêta à la l’entrée pendant que ces derniers la
traversaient.
« Maintenant, tu veux savoir ce
qui se passe là-dedans, hein? », dit Maude à Nico, amusée par sa moue
boudeuse. Il ressemblait à un enfant à qui on refusait un achat qu’il sait pourtant
être insensé.
« On va s’installer là »,
lança Nico en pointant un muret de l’autre côté de la place. Il s’agissait du
dernier pan à peu près intact d’un édifice démoli. « On va attendre de
voir la suite. »
Maude s’assit sur le sol après avoir
inspecté sa surface – il n’y avait pas de souillure manifeste. La place était
achalandée; ceux qui avaient suivi la procession représentaient à peine la
moitié de leur nombre. Parmi eux se trouvaient de nombreuses femmes; le sang de
Maude se glaça lorsqu’elle vit que l’une d’elle portait un bébé dans ses bras.
Il ne devait pas être âgé de plus de trois ou quatre mois.
« L’ambiance est vraiment
différente ici », dit Nico. « Sur St-Martin, c’était comme si on
pouvait se faire sauter dessus n’importe quand…
— Lâche-moi avec les comme si : c’est exactement ça qui est arrivé!
— Tu sais ce que je veux dire »,
enchaîna Nico avec un mouvement impatient. « Là-bas, les gens sont comme
des animaux, tous dans la même cage. Ça crie, ça jappe, ça attaque. Ici, c’est
plutôt… Je ne sais pas…
— C’est comme un village », dit
Maude en regardant autour d’elle. Ici et là, des groupes discutaient
amicalement, comme s’ils s’étaient trouvés sur le parvis de l’église de la
paroisse, quoiqu’en loques plutôt qu’endimanchés.
« Je t’ai déjà dit que j’étais
née à Sainte-Blandine-Martyr? »
Nico lui jeta un regard incrédule.
« Tes parents ont consciemment décidé de quitter le Sénégal pour aller
s’installer dans ce trou, au beau milieu de nulle part?
— Tous les immigrants ne choisissent
pas la grande ville », répondit-elle. « Et puis, ils n’avaient pas
tort : si j’avais à élever une fille, je l’amènerais loin d’ici. »
Elle jeta un regard à la mère et son bébé. « De La Cité, je veux
dire. De la criminalité et de la violence. » Elle ne mentionna pas à Nico
l’autre genre de violence avec laquelle elle avait dû composer, celle d’être l’anomalie
dans une école quasiment entièrement blanche, francophone et catholique. Après
sa graduation, elle avait été bien contente de venir faire sa vie dans un
milieu plus cosmopolite.
« En tout cas, il y a quelque
chose qui me rappelle mon village, dans leurs façons d’être, comment ils se
parlent…
— C’est une communauté.
— Oui! C’est rare en ville…
— Je ne m’attendais certainement pas
à ça, ici…
— Peut-être que les gens comme nous
n’ont jamais pris la peine de dépasser la lisière du Centre-Sud… Quand on y
pense, c’est normal que les bandits se tiennent près de la limite du quartier…
Ici, on dirait qu’il n’y a pas d’argent, pas de drogue… Rien à gagner.
— Ouais, peut-être… Je ne sais
pas. »
Peu importe les raisons profondes de
ces ambiances distinctes, une chose était sûre : la tension qu’elle
portait depuis qu’elle s’était fait tripoter avait baissé d’un cran, même si
elle était loin d’être disparue. À propos… « Hey, tantôt, j’ai voulu me
servir de mon poivre de Cayenne. Ça n’a pas marché…
— Avais-tu enlevé la
goupille? »
Elle allait demander de quelle
goupille il parlait, quand les portes du Terminus s’ouvrirent à nouveau. Le
clochard-gentleman se trouvait encore derrière, accompagné de trois grands gars
musclés qui ne devaient pas plus être résidents du Centre-Sud que Maude et Nico…
mais eux, ils n’essayaient pas de le cacher. « C’est l’heure », cria
le clochard-gentleman. À peu près tout le monde sur la place entra dans le
Terminus d’un pas lent.
« Il ne manque plus que les
cloches », dit Maude. Son analogie avec le perron de l’église n’était que
plus frappante maintenant que les gens du village se massaient aux portes en
colonnes informes, toujours en papotant. « On y va? »
Nico fit un sourire ravi, celui d’un
petit garçon qui apprend que, finalement, ses parents vont lui donner ce qu’il
désire, même si c’est insensé. Ils allèrent se greffer à la queue de la
colonne. Deux des trois hommes musclés fermèrent les portes derrière eux
pendant que le troisième posait des chaînes pour les sceller de l’intérieur.
Maude sursauta lorsqu’à peu près
tout le monde se mit à fredonner un même air à l’unisson.
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