C’était le tour de Joute le plus prenant de leur engagement –
facilement l’un des plus intenses que Gordon ait vécu à ce jour.
Pour Hoshmand et Espinosa, tout avait été bouclé en quelques
secondes, mais de leur point de vue, c’était toute autre chose… Cette fois, ils
s’étaient retrouvés mêlés à une intrigue shakespearienne, leur identité effacée
derrière des personnalités manichéennes. L’affrontement avait duré quelques
semaines, mais chose rare, leurs personnages venaient avec des souvenirs étalés
sur plusieurs années; ces souvenirs venaient nourrir leur antagonisme… tout en
faisant apparaître leur Joute aussi longue qu’une vie.
Pendant ce temps, « Gordon » et « Avramopoulos »
étaient relégués à l’arrière-scène de leur conscience pendant que les
personnages en occupaient le centre; le processus s’inversait maintenant, alors
que la réalité usuelle reprenait le dessus. Les détails de leur affrontement
devenaient plus flous et distants; les émotions intenses et la confusion s’estompaient
déjà, comme au réveil après une nuit de rêves fiévreux.
Un détail demeurait toutefois : Gordon sourit en
réalisant qu’il venait de gagner son troisième affrontement consécutif.
« Awwwwww nuts »,
laissa tomber Hoshmand en comprenant qui sortait vainqueur. Il aurait donc à
relever le défi de Gordon.
« Qu’est-ce que ce sera? », demanda Avramopoulos
en essuyant ses larmes du revers de la main. Gordon fit mine de réfléchir,
quoiqu’il ait su depuis longtemps ce qu’il demanderait.
« Je veux le repeuplement du Centre-Sud. » Hoshmand
grogna. Il aurait à lutter contre l’effet répulsif du Cercle de Harré qui avait
contribué à l’état actuel du quartier.
« Tu avances ton pion? » Avramopoulos répondit par
l’affirmative. Il avait nommé Guido Fusco au début du deuxième tour, s’attendant
peut-être à ce que Gordon le défie à son tour dans quelque affaire relative au
crime organisé. Mais l’influence de Fusco ne se limitait pas au monde interlope;
Avramopoulos pouvait se réjouir de son choix.
Gordon s’en réjouissait pareillement : il avait choisi
ce défi dans l’espoir que ses adversaires le réussissent.
La Joute jouée, Avramopoulos et Hoshmand quittèrent l’église,
laissant à Gordon et Espinosa le soin d’effacer le cercle de Joute.
« Comment penses-tu qu’ils vont s’y prendre? »,
demanda Gordon pendant qu’ils nettoyaient.
« Je dirais : en passant par les promoteurs
immobiliers du Centre, certainement. Fusco a beaucoup d’amis…
— Oui. Et la mairie?
— Ils ne pourront pas aller loin sans appuis officiels. »
Espinosa continua d’un ton subtilement différent : « Vu que Lytvyn a
mis le grappin sur Mélanie Tremblay, on peut s’attendre à ce qu’elle soit
impliquée…
— Ils ignorent que nous le savons; c’est aussi possible qu’ils
nous réservent la surprise pour un coup plus important…
— Possible. Dans tous les cas, nous allons le voir venir… »
Ils frottèrent en silence pendant un moment, puis Gordon dit :
« L’idée d’utiliser un chaton comme antenne de surveillance est carrément
brillante…
— Le procédé a été inventé par Hoshmand, pas moi »,
répondit Espinosa d’un ton sec.
« Quand même, il a été utilisé à point! Surtout
considérant que la préparation d’un procédé semi-permanent focalisé sur un être
vivant a dû prendre des semaines, voire des mois… »
Espinosa haussa les épaules en rougissant légèrement. Sa
réaction confirmait l’intuition de Gordon: le petit chaton blanc avait été
préparé à l’intention de Félicia Lytvyn. Surveiller son étudiant était pratique
courante. Mais Félicia avait été sa petite amie… Gordon ne pouvait pas la
blâmer d’être passée au camp adverse après qu’elle eût découvert son hypocrisie.
Il pouvait toutefois blâmer Espinosa de lui avoir fourni les raisons de le
faire.
La maladresse d’Espinosa avait compliqué l’exécution du plan
final de Gordon… compliqué, mais pas compromis. L’univers semblait conspirer
pour lui fournir les éléments nécessaires à son accomplissement… Il se
rapprochait de plus en plus du moment où il pourrait nouer les ficelles qu’il
tirait pour compléter l’objectif secret de son Nœud…
Félicia Lytvyn détenait l’une des clés qui rendrait son plan
possible. Eleftherios Avramopoulos en détenait peut-être une autre – pour peu
que l’hypothèse de Gordon quant à la nature de son processus de jouvence soit
correcte. Édouard Gauss pourrait très bien devenir l’amorce qui permettrait à
Gordon de lancer la mise en œuvre de son plan…
Il ne lui resterait alors qu’à tirer profit de la vraie nature
du composite O.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire