dimanche 26 juin 2011

Le Noeud Gordien, épisode 176: L'épée

Gordon cheminait dans les rues sales et lugubres. À cette heure de la nuit, des poubelles allumées tenaient lieu de lampadaires dans cette section de la ville mal desservie en eau courante et en électricité. Malgré les belles journées qui ensoleillaient La Cité ces derniers temps, les nuits demeuraient froides; plusieurs dormaient près des feux, profitant de la chaleur des détritus brûlés malgré les volutes toxiques qui s’en dégageaient. Les habitants du quartier qui se rassemblaient autour de ces îlots de chaleur veillaient les uns sur les autres; ils trouvaient ainsi une certaine mesure de sécurité – une chose rare et précieuse dans les environs.
Contrairement à la faune locale, Gordon ne se souciait guère d’être victime de la violence ambiante. Il ne voulait être vu de personne, donc personne ne le verrait. Ses inquiétudes portaient plutôt sur l’énergie radiesthésique du Cercle de Harré; un praticien de son calibre devait veiller soigneusement à museler ses pouvoirs, même ceux qu’il utilisait maintenant de façon automatique. Ses préparations avaient eu lieu dans le confort de son sanctuaire, loin de la frontière du Centre-Sud.
Il trouva facilement l’endroit que ses sources avaient désigné. Avant même qu’il ne pénètre dans le vieux terminus, il pouvait ressentir la présence de Tricane à l’intérieur… À tout le moins, une présence qui ressemblait à la sienne. Quelque chose était cependant différent…
Une fois dans le vieux terminus ravagé par le vandalisme, il fut consterné de trouver des dormeurs jonchant le sol. On lui avait rapporté qu’elle utilisait son talent publiquement; c’était pire : elle semblait maintenant posséder sa congrégation. On ne pouvait pas se méprendre sur le rôle qu’elle s’était donné : même au milieu de la nuit, elle avait l’air d’un gourou ou d’une idole qui méditait sur son trône de fortune, panoplie rituelle à portée de main.
« Je te vois, Gordon », dit-elle sans ouvrir les yeux.
« C’est un progrès considérable, considérant les précautions que j’ai prises; cet hiver encore, tu n’aurais pas senti ma présence, même les yeux ouverts. Tu as beaucoup progressé… J’imagine que tu ne dors plus, maintenant?
— Est-ce que tu viens me faire la leçon?
— C’est mon devoir de te rappeler nos règles… Encore chanceuse que je l’aie appris en premier. Tu risques gros en agissant ainsi…
— Je risque gros? Je risque gros? Tu sais ce qu’ils risquent sans moi, tous ceux qui sont couchés à mes pieds? Tu sais ce que Timothée risque s’il ne vient pas à ma rencontre demain? »
Mentionner des événements à venir impliquant un inconnu : ce genre de propos sonnait bien comme Tricane. Sauf que les mots avaient été prononcés sans qu’elle sorte de sa méditation, d’un ton posé, lucide.
« Je ne me cacherai plus comme une limace sous une pierre. Comme vous. Vous apprenez aux initiés que notre art sert d’abord à nous changer, puis à changer les autres, enfin à changer le monde. Pourquoi m’interdire de le faire?
— C’est une formule qui date des années mille huit cent… De un, avant Harré, nous n’avions pas réellement le pouvoir de le faire; de deux, tu sais comme moi quels désastres notre interférence a rendu possibles…
— Pas notre interférence, ni à toi, ni à moi…
— Tu sais ce que je veux dire. Quelqu’un qui décide de ce qui est bon pour l’humanité et qui a le pouvoir de réaliser sa vision n’est pas nécessairement juste pour autant… 
— Quelle mauvaise foi », répondit Tricane. « Tu te souviens de notre première rencontre, à Tanger? J’ai vu l’araignée au centre de sa toile et le nœud au centre de toi. Maintenant, je sais ce que ça signifie. Et tu as le culot de venir me faire la morale… »
Gordon se cacha derrière sa meilleure poker face. Bluffait-elle? « De quoi parles-tu?
— Ton Nœud. Ton plan. Ton espoir. Le risque que tu comptes prendre et qui nous implique tous. L’ironie, c’est que toi et moi, nous voulons la même chose… » Elle fit une pause et ajouta : « Ne t’en fais pas, je ne trahirai pas ton secret. »
Elle savait donc. « Ton acuité atteint des niveaux… Surprenants. Tu as changé la formule de ton médicament? 
— Je ne prends plus ton médicament.
— Quoi?
— Tu as compris.
— Mais comment…?
— J’ai fini de recoller les morceaux… »
Gordon ne détectait ni mensonge ni autre subterfuge dans les paroles de Tricane, quoique son opinion repose sur un jugement en rien alimenté par son art… Il pouvait plus facilement se tromper que d’habitude. Mais que disait-elle exactement? Kuhn l’avait déracinée de l’ici et maintenant en tentant sur elle un processus avorté… Avait-elle réussi à le mener à terme?
Sa capacité à lire les gens pouvait relever du développement de son acuité; ses « miracles » s’expliquaient par l’effet de réverbération du Cercle de Harré… Mais après seulement un douzaine d’années de pratique, il était en principe impossible qu’elle réussisse à pénétrer les défenses qui protégeaient les secrets les plus importants de Gordon : personne, pas même les Seize, n’avait réussi à le déjouer à ce jour.  
Le cœur de Gordon accéléra sa cadence. Tricane était-elle sur le chemin de la metascharfsinn, la sur-acuité découverte par Harré? Il devait en savoir plus tout en se protégeant – en protégeant son plan.
Gordon réfléchit un instant. Tricane disait vrai en affirmant qu’ils voulaient la même chose. Il décida de ne pas l’arrêter. Il avança donc : « Je pense que tu mérites ton épée… Une adepte, même avec la coupe, le bâton et l’anneau, ne reste qu’une adepte. Je ne peux pas t’empêcher de continuer ce que tu fais, mais je peux te permettre d’affronter les obstacles à venir comme un Maître…»
C’est seulement à ce moment qu’elle ouvrit les yeux, surprise d’être récompensée plutôt que punie. Gordon pensa « Bien : elle ne sait donc pas tout! »
En la laissant poursuivre sur sa lancée, il saurait exactement à quoi s’en tenir. 

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