dimanche 13 novembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 196 : Promiscuité

Félicia ouvrit l’œil après de longues minutes oisives à écouter les oiseaux gazouiller – ces oiseaux qui ignoraient qu’ils ne volaient jamais sous le soleil, mais plutôt sous le faux ciel d’une chambre secrète, un vase clos sous les rues de Tanger.
Sa camisole était encore due pour un lavage, et par ailleurs elle préférait demeurer couverte ces jours-ci. Elle enfila donc l’une des chemises prêtées par Kuhn; elle descendait presque jusqu’à ses genoux. Elle roula les manches en pestant une fois de plus contre son manque de prévoyance.
Son coup de tête lui permettait de séjourner dans l’antre de Kuhn, mais en même temps, il l’avait coupée de tout sauf ce qu’elle portait – même son sac à main était resté de l’autre côté de la baie vitrée. L’un des pires désagréments demeurait l’absence quasi totale de produits de beauté et d’hygiène. Elle pouvait assurément vivre sans maquillage, là n’était pas le problème. Mais le savon de Kuhn la laissait toute sèche; le poil de ses jambes et ses aisselles devenait si long que même sa blondeur ne pouvait plus le cacher…  Ses règles salissaient une quantité horrible de tissus qu’elle devait ensuite lessiver de ses mains – miraculeusement, son short avait été épargné cette fois. Elle connaissait déjà un truc pour alléger l’inconfort de ses crampes, mais elle s’était juré qu’elle développerait dès que possible un procédé capable de suspendre son cycle indéfiniment. Par ailleurs, coupé des pilules anovulantes qui l’accompagnaient depuis l’adolescence, celui-ci avait repris son rythme naturel. Au moins, ici, elle ne risquait pas de tomber enceinte… Pour l’instant.
Une fois habillée, elle se rendit jusqu’à la salle des archives sur la pointe des pieds.
La salle des archives. Il était difficile de concevoir plus précieux trésor que ce catalogue de savoirs. Plutôt que se fier à la bonne volonté de ses maîtres, ici, elle pouvait laisser libre cours à sa curiosité… Et choisir elle-même la nature de ses apprentissages.
Elle pensa à Catherine Mandeville qui refusait toujours de traverser dans la chambre secrète… Avait-elle vu les murs couverts d’inscriptions inaccessibles aux non-initiés? Avait-elle compris leur importance? Il est vrai que Mandeville était du nombre des Seize; peut-être que toutes ces connaissances n’étaient pour elle que lieux communs.
Une chose demeurait sûre : Félicia avait autant appris depuis son arrivée ici que durant toute l’année précédente, cette année qui, pourtant, avait été le théâtre de sa progression la plus marquée depuis son initiation.
Elle avait pris l’habitude de se purifier et méditer dès son lever, entourée des murs décorés de la sagesse des anciens. Elle commença ses ablutions en savourant son bien-être physique.
Elle avait vite découvert un autre désagrément de sa réclusion : Kuhn ne conservait aucune boisson de ce côté. En apprenant la nouvelle, la panique lui avait noué les entrailles. Elle avait passé sa première nuit à rouler dans son lit sans trouver le sommeil. Elle n’avait jamais réalisé la place prise par l’alcool dans son quotidien avant qu’elle n’ait été contrainte à s’en passer.
Ses premiers jours à sec s’étaient déroulés dans un état d’inconfort et d’anxiété – elle suait comme au sauna malgré l’air tempéré, et la constipation lui avait tordu les tripes d’une toute autre façon. Mais son corps avait vite réappris à vivre sans qu’on l’imbibe quotidiennement. Elle découvrit que ses réveils pénibles étaient moins le résultat de sa nature propre que des séquelles de sa routine. Elle préparait chaque soir le boulet qu’elle portait chaque matin jusqu’au midi – dans le meilleur des cas. Ses maîtres notaient depuis toujours sa progression rapide… Maintenant, ses nuits la reposaient vraiment, elle se réveillait pleine d’énergie plutôt que la bouche pâteuse et la tête dans un étau. Qu’aurait-elle pu accomplir sans toutes ces heures d’efficacité réduite!
En méditant, elle sentait d’ailleurs la proximité d’un nouveau déclic susceptible de la conduire à un nouveau degré de compréhension, d’habileté – d’acuité.
Elle fut tirée de ses explorations intérieures par une main froide sur son épaule. Le contact se fit insistant, une sorte de caresse maladroite. Elle sursauta en résistant à l’envie de bondir hors d’atteinte.
Kuhn – qui d’autre? – ressentit peut-être la contraction des épaules de Félicia : il retira sa main un instant plus tard. Quelques semaines auparavant, il veillait toujours à se tenir à l’opposée diamétrale de son invitée par crainte de contamination. La réalité charnelle de Félicia semblait en voie de triompher sur ses préoccupations illusoires : le geste ne pouvait être considéré sans importance.
« Je continue mon travail d’archive; va, va, finis ce que tu as commencé, tu pourras m’aider lorsque tu auras fini. » Félicia lui répondit avec un sourire pincé avant de retourner en elle-même pour y trouver sa sérénité détruite. Il la touchait aujourd’hui, que tenterait-il demain? Sachant qu’elle ne lui dirait jamais oui, il ne restait qu’à repousser le moment où elle lui dirait non.
Le trésor des archives justifiait qu’elle demeure ici, mais…
Que ferait-elle si, comme Espinosa, il décidait d’user de ses pouvoirs pour la manipuler, pour s’imposer en maintenant l’illusion du libre arbitre? 

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