Sa camisole était encore due pour un
lavage, et par ailleurs elle préférait demeurer couverte ces jours-ci. Elle
enfila donc l’une des chemises prêtées par Kuhn; elle descendait presque jusqu’à
ses genoux. Elle roula les manches en pestant une fois de plus contre son
manque de prévoyance.
Son coup de tête lui permettait de
séjourner dans l’antre de Kuhn, mais en même temps, il l’avait coupée de tout
sauf ce qu’elle portait – même son sac à main était resté de l’autre côté de la
baie vitrée. L’un des pires désagréments demeurait l’absence quasi totale de
produits de beauté et d’hygiène. Elle pouvait assurément vivre sans maquillage,
là n’était pas le problème. Mais le savon de Kuhn la laissait toute sèche; le
poil de ses jambes et ses aisselles devenait si long que même sa blondeur ne
pouvait plus le cacher… Ses règles
salissaient une quantité horrible de tissus qu’elle devait ensuite lessiver de
ses mains – miraculeusement, son short avait été épargné cette fois. Elle
connaissait déjà un truc pour alléger l’inconfort de ses crampes, mais elle s’était
juré qu’elle développerait dès que possible un procédé capable de suspendre son
cycle indéfiniment. Par ailleurs, coupé des pilules anovulantes qui l’accompagnaient
depuis l’adolescence, celui-ci avait repris son rythme naturel. Au moins, ici,
elle ne risquait pas de tomber enceinte… Pour l’instant.
Une fois habillée, elle se rendit
jusqu’à la salle des archives sur la pointe des pieds.
La salle des archives. Il était
difficile de concevoir plus précieux trésor que ce catalogue de savoirs. Plutôt
que se fier à la bonne volonté de ses maîtres, ici, elle pouvait laisser libre
cours à sa curiosité… Et choisir elle-même la nature de ses apprentissages.
Elle pensa à Catherine Mandeville
qui refusait toujours de traverser dans la chambre secrète… Avait-elle vu les
murs couverts d’inscriptions inaccessibles aux non-initiés? Avait-elle compris leur
importance? Il est vrai que Mandeville était du nombre des Seize; peut-être que
toutes ces connaissances n’étaient pour elle que lieux communs.
Une chose demeurait sûre :
Félicia avait autant appris depuis son arrivée ici que durant toute l’année
précédente, cette année qui, pourtant, avait été le théâtre de sa progression
la plus marquée depuis son initiation.
Elle avait pris l’habitude de se
purifier et méditer dès son lever, entourée des murs décorés de la sagesse des
anciens. Elle commença ses ablutions en savourant son bien-être physique.
Elle avait vite découvert un autre désagrément
de sa réclusion : Kuhn ne conservait aucune boisson de ce côté. En
apprenant la nouvelle, la panique lui avait noué les entrailles. Elle avait
passé sa première nuit à rouler dans son lit sans trouver le sommeil. Elle n’avait
jamais réalisé la place prise par l’alcool dans son quotidien avant qu’elle n’ait
été contrainte à s’en passer.
Ses premiers jours à sec s’étaient
déroulés dans un état d’inconfort et d’anxiété – elle suait comme au sauna
malgré l’air tempéré, et la constipation lui avait tordu les tripes d’une toute
autre façon. Mais son corps avait vite réappris à vivre sans qu’on l’imbibe
quotidiennement. Elle découvrit que ses réveils pénibles étaient moins le
résultat de sa nature propre que des séquelles de sa routine. Elle préparait
chaque soir le boulet qu’elle portait chaque matin jusqu’au midi – dans le
meilleur des cas. Ses maîtres notaient depuis toujours sa progression rapide… Maintenant,
ses nuits la reposaient vraiment, elle se réveillait pleine d’énergie plutôt
que la bouche pâteuse et la tête dans un étau. Qu’aurait-elle pu accomplir sans
toutes ces heures d’efficacité réduite!
En méditant, elle sentait d’ailleurs
la proximité d’un nouveau déclic susceptible de la conduire à un nouveau degré
de compréhension, d’habileté – d’acuité.
Elle fut tirée de ses explorations
intérieures par une main froide sur son épaule. Le contact se fit insistant, une
sorte de caresse maladroite. Elle sursauta en résistant à l’envie de bondir
hors d’atteinte.
Kuhn – qui d’autre? – ressentit peut-être
la contraction des épaules de Félicia : il retira sa main un instant plus
tard. Quelques semaines auparavant, il veillait toujours à se tenir à l’opposée
diamétrale de son invitée par crainte de contamination. La réalité charnelle de
Félicia semblait en voie de triompher sur ses préoccupations illusoires :
le geste ne pouvait être considéré sans importance.
« Je continue mon travail d’archive;
va, va, finis ce que tu as commencé, tu pourras m’aider lorsque tu auras fini. »
Félicia lui répondit avec un sourire pincé avant de retourner en elle-même pour
y trouver sa sérénité détruite. Il la touchait aujourd’hui, que tenterait-il demain?
Sachant qu’elle ne lui dirait jamais oui, il ne restait qu’à repousser le
moment où elle lui dirait non.
Le trésor des archives justifiait qu’elle
demeure ici, mais…
Que ferait-elle si, comme Espinosa,
il décidait d’user de ses pouvoirs pour la manipuler, pour s’imposer en
maintenant l’illusion du libre arbitre?
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