dimanche 11 décembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 200 : Le puzzle

Le col déboutonné, les manches roulées, Gordon savourait ce rare moment oisif. Il l’avait bien mérité après toutes ces heures à préparer la dernière fournée du composite O. La demande croissait encore : pour beaucoup de citadins, l’habitude de consommation était maintenant bien ancrée. Espinosa et ses sbires engrangeaient des fortunes; son monopole avait cimenté l’accalmie après la guerre des gangs. Les autres groupes étaient moins intéressés à défier les vainqueurs qu’à profiter de la manne Orgasmik.
La disposition du fauteuil où Gordon était avachi permettait d’embrasser du regard le Nœud qui couvrait le mur d’en face. Les positions des fils et des clous avait beaucoup changé durant la dernière année, mais malgré les surprises, malgré les imprévus, Gordon continuait de se rapprocher de son objectif final.
La télévision muette dans un coin afficha l’image d’une jolie blonde que Gordon reconnut instantanément : Jasmine Beausoleil, rattachée dans le Nœud au clou d’Édouard Gauss. Celui-ci avait bien raison de la désirer : avec ses longs cheveux bouclés, ses yeux de biche et son sourire sincère, elle représentait un certain idéal de féminité auquel peu d’hommes devaient rester indifférents. Par quelque hasard – plus probablement une manifestation synchrone – elle interviewait nul autre que Derek Virkkunen; Gordon monta le volume.
L’artiste discutait de son coup de foudre pour le Centre-Sud et des raisons qui l’avaient conduit à s’y installer. Il s’agissait clairement une manœuvre d’Avramopoulos pour réussir son défi de Joute. Celle-ci ne porterait pas fruit instantanément, mais Gordon entrevoyait bien la suite : à partir de cette modeste ouverture, Avramopoulos avancerait son pion, Guido Fusco, pour piloter des projets immobiliers offrant un certain cachet à prix raisonnable, capable d’attirer d’autres artistes (ou pseudo-artistes), mais surtout ces jeunes professionnels prêts à accéder à la propriété, à la fois incapables de se payer une résidence du Centre et réticents à s’établir en banlieue. Quelques courageux entrepreneurs iraient ensuite profiter de l’opportunité d’un relatif monopole dans le désert commercial du quartier –  leur famille devait bien loger quelque part, ce qui amènerait dans le quartier des investisseurs pour acheter, revitaliser et louer des appartements… Et cætera. Si Avramopoulos jouait bien ses cartes, il était envisageable que d’ici quelques mois, Gordon juge le défi relevé.
Sans le savoir, son ancien maître lui fournirait ainsi l’une des dernières pièces du puzzle qu’on lui avait soumis un siècle auparavant. Voici ce qu’il faut que tu saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable, et qu’on fasse pour toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront le chemin
Gordon avait vu l’impossible s’accomplir au moins deux fois cette année. Premièrement, les impressions de par le monde s’étaient mises à présenter des comportements originaux. Cette nouveauté venait chambouler tout ce qu’on avait cru savoir sur le sujet. Deuxièmement, Avramopoulos avait, par quelque moyen, réussi à retrouver la jeunesse. Gordon était absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une cure de jouvence mais bien un nouveau corps. L’avait-il créé? L’avait-il… emprunté? Comment? Dans un cas comme dans l’autre, c’était du jamais vu. Ce secret représentait la toute dernière pièce manquante.
Gordon savait comment ces deux éléments pouvaient être combinés pour servir son objectif; c’est là qu’Édouard Gauss entrerait en jeu pour lui permettre d’accomplir l’impensable.
Mais d’abord, le Centre-Sud devait être repeuplé. Et surtout, la consommation du composite O devait continuer de croître. Contrairement à ses alliés criminels, l’importance était plus le nombre d’usagers que la quantité vendue.
D’ici six mois, un an peut-être, Gordon allait peut-être enfin s’affranchir de son quotidien terne pour redécouvrir le plaisir, le vrai, celui qu’il désirait encore plus que tout cent ans après l’avoir connu quelques secondes à peine.
D’ici six mois, un an peut-être, Gordon reverrait enfin Romuald Harré.  

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