dimanche 13 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 483 : O

Une seconde après que l’alerte ait retenti, Avramopoulos était en état d’acuité. L’instant d’après, il projetait sa vision à l’entrée de son repère secret, sous le centre commercial inachevé. Il se détendit en percevant que ce n’était que Gordon. Il se composa un air majestueux, sur son trône de crânes. Lorsqu’il entendit ses pas au bout de la galerie, il lança : « Alors, tu en as marre de te cacher?
— Ce n’est pas moi qui me terre au fond d’un trou », répondit-il du tac au tac.
Avramopoulos laissa tomber sa contre-attaque en remarquant l’apparence de Gordon. Il ressemblait à un clochard avec sa barbe mal faite et sa chemise sale et fripée – sans compter la bouteille qu’il tenait par le goulot. « Tu rends hommage à Tricane ou quoi?
— J’ai le sort de Latour et d’Olson sur la conscience. Les derniers jours n’ont pas été faciles…
— C’était égoïste de ta part de nous laisser nous démerder avec Harré et ses sbires… Pas plus tard qu’hier, nous avons pincé les cadets Van Haecht la main dans le sac. Ils voulaient enlever Mandeville… Ils ont fini de nuire, ces deux-là. Harré a bien couvert ses arrières : une fois capturés, ils sont devenus complètement idiots. Enfin, encore plus qu’avant. Qui sait quelle sera la prochaine offensive? » Gordon lança un regard à la ronde. Détectait-il les procédés qui défendaient ses catacombes, qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour se déclencher? « Je voudrais bien que Harré s’amène, juste pour voir… Ce sanctuaire est mieux gardé que n’importe quelle banque. Et contrairement à l’Agora, tant que je reste seul ici, je n’ai pas à craindre qu’on me trahisse!
— Ce n’est pas tout de se défendre. Il faut savoir passer à l’offensive!
— Évidemment. Que proposes-tu? » Avramopoulos ne l’aurait jamais avoué, mais il était reconnaissant de la visite de son ancien disciple… L’un de ses seuls amis.
« Nous devons discuter stratégie. Autour d’une bonne bouteille. » Gordon présenta celle qu’il avait amenée, à moitié pleine d’un liquide rouge, un peu plus translucide que du vin.
« Est-ce que c’est ce que je pense?
— Oui, répondit Gordon. Il m’en restait un peu. » Avramopoulos était extatique. Son eau-de-vie, son nectar divin… L’élixir requérait des ingrédients exotiques et une longue préparation; sa réserve finie au début de l’hiver dernier, il n’avait pas trouvé l’occasion d’en refaire depuis. « Je vais aller chercher des verres…
— Peuh! Donne-moi ça! », dit Avramopoulos en lui prenant la bouteille. « À la tienne! », enchaîna-il avec une longue lampée.
Le frisson familier suivit de près la première gorgée de liquide dans sa gorge. Mais une autre sensation s’y superposa, inhabituelle... Un plaisir encore plus intense envahit son bas ventre, des spasmes… orgasmiques. « Salaud! Tu m’as drogué avec ta merde! 
— Je te prie de respecter mon travail. Et surtout, de ne rien tenter contre moi. »
Avramopoulos sentit avec effroi ses pensées se réarranger pour obéir à la commande de Gordon. « Qu’est-ce qui m’arrive? Que m’as-tu fait avec… Ce procédé admirable?
— Tu as vite compris, à ton arrivée dans La Cité, que j’étais le créateur de l’Orgasmik. Que croyais-tu que j’essayais d’accomplir? Parle. Et sois sincère.
— J’ai cru que tu préparais La Cité pour la Joute. Le monopole d’un produit de contrebande ouvre toute sorte de possibilités. Sans même parler du profit.
— C’est ce que je voulais que tu croies. Que tout le monde a cru. »
Avramopoulos voulut se lever, mais Gordon l’interrompit. « Assis. » Il obéit : il n’avait pas le choix. « Voilà sa vraie nature. Quiconque consomme l’O doit m’obéir. 
— Comment oses-tu me faire subir cela? Je te ferai exécuter comme anathème! »
Gordon grimaça, un rictus dégoulinant de mépris. « D’abord, je t’interdis de dévoiler mon secret. » Encore une fois, ses pensées se transformèrent, à la manière de celles d’un novice soumis à la censure. « Tu te demandes peut-être comment j’ai pu concevoir un procédé ingéré, non maintenu, produit en masse, et qui a le double effet de créer un orgasme et rendre suggestible.
— C’est un tour de force. Je meurs d’envie de comprendre : un tel procédé ne devrait pas exister. » Damnation! Il voulait plus que tout l’envoyer se faire foutre, lui dire où il pouvait se les mettre, ses pilules… Mais il devait respecter son travail.
« Le composite O n’agit pas comme un élixir classique. Il ne contient pas en lui-même l’énergie – tout de même considérable – nécessaire au procédé… Il la puise directement du Cercle. Voilà pourquoi ta drogue ne fonctionne que dans La Cité.
— Mais même dans cette logique, l’effet ne doit pas durer longtemps… » Donc, je serai bientôt libéré. Tu ne perds rien pour attendre…
« Assez pour se rendre à la prochaine pilule, répondit Gordon. Les usagers se chargent de le renouveler eux-mêmes, à chaque nouvel orgasme. Je sais bien que tu ne voudras jamais en reprendre, alors j’aurai besoin d’une solution plus permanente. Donne-moi ta statuette. »
Catastrophé, abasourdi, impuissant, Avramopoulos la prit dans sa poche et la tendit à Gordon.
« Tu ne m’as jamais dit où tu l’avais trouvée… Parle.
— Je l’ai achetée à un vieil Indien, quelque part aux Honduras britanniques… Lui-même n’en connaissait pas la provenance. » C’était en 1925; il s’en souvenait comme si c’était hier. Elle décorait l’espèce de magasin général du vieux. Une forte manifestation synchrone, à l’époque où le phénomène demeurait une nouveauté, l’avait mise en relief. L’Indien avait été surpris que le riche étranger s’intéresse à ce bibelot sans valeur plutôt qu’au reste de sa marchandise.
Avramopoulos l’avait longuement étudiée avant de découvrir sa capacité à commander les gens. L’idée qu’elle recèle d’autres pouvoirs inconnus l’avait longtemps trituré… Tout comme l’existence possible d’autres objets du genre, les trésors perdus des grands mages d’antan.
« Explique-moi maintenant comment m’en servir. », ordonna Gordon.
Avramopoulos n’eut d’autre choix qu’obtempérer. Un homme moins borné aurait montré patte blanche; il gronda au son de la colère qui l’habitait. « Je vais te faire regretter cet affront. Je te le jure.
— C’est moi qui devrais te faire payer… Une gifle pour chaque fois que tu m’as frappé. Une humiliation pour chaque fois que tu m’as insulté, embarrassé, diminué. Tu disais que c’était pour que je devienne meilleur…
— Et j’avais raison, imbécile : grâce à moi, tu as accompli le Grand Œuvre!
— Est-ce pour qu’ils deviennent meilleurs que tu violes tes initiés? J’avais treize ans! »
Avramopoulos avait rarement vu Gordon si émotif. Quoi, il avait encore sur le cœur ces peccadilles? Il s’était glissé dans son lit une dizaine de fois, tout au plus, avant de s’en désintéresser. « Je t’ai initié à ça, comme au reste. De toute manière, tu n’en valais pas la peine. »
Gordon serra les poings; Avramopoulos crut qu’il allait le frapper. Un instant plus tard, toutefois, son ancien disciple éclata d’un rire amer. « Moi qui croyais ne plus accorder d’importance à quoi que ce soit… Tu as trouvé l’exception. Tout le mal que tu m’as fait… les mesquineries…
— Tu t’attends à ce que je m’excuse?
— Tu le ferais?
— Jamais!
— Alors ce sera à moi de me faire justice. À défaut d’être immanente, elle sera poétique. » Statue en main, Gordon lui posa l’index sur le front. « À partir de maintenant, tu ressentiras un attrait irrésistible envers les femmes…
— Non!
— Et ce, en plus de tout dégoût qu’elles t’inspirent déjà…
— Non! Je t’en prie…
— Silence! Tu mériterais que j’en fasse un effet permanent. Mais je suis un meilleur homme que tu le seras jamais. Il prendra fin lorsque tu auras fait jouir dix… Non, cent femmes. » Gordon le lorgna d’un air suffisant, alimenté par la panique qu’il ne parvenait plus à dissimuler. « Tiens, tant qu’à y être… Celle-là, elle est pour Espinosa : en attendant, tu ne seras plus capable d’érection en présence d’un homme. Et plus jamais devant quelqu’un de moins de vingt-cinq ans. Ferme les yeux. Tu vas oublier que nous avons eu cette conversation. Tu vas te réveiller avec des désirs que tu ne comprends pas, mais que tu ne remettras pas en question, malgré tout ton dégoût… Tu vas dormir, maintenant. Dors, je le veux! »

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