Une seconde après que
l’alerte ait retenti, Avramopoulos était en état d’acuité. L’instant d’après,
il projetait sa vision à l’entrée de son repère secret, sous le centre
commercial inachevé. Il se détendit en percevant que ce n’était que
Gordon. Il se composa un air majestueux, sur son trône de crânes. Lorsqu’il
entendit ses pas au bout de la galerie, il lança : « Alors, tu en as
marre de te cacher?
— Ce n’est pas moi qui me
terre au fond d’un trou », répondit-il du tac au tac.
Avramopoulos laissa tomber
sa contre-attaque en remarquant l’apparence de Gordon. Il ressemblait à un
clochard avec sa barbe mal faite et sa chemise sale et fripée – sans compter la
bouteille qu’il tenait par le goulot. « Tu rends hommage à Tricane ou
quoi?
— J’ai le sort de Latour et
d’Olson sur la conscience. Les derniers jours n’ont pas été faciles…
— C’était égoïste de ta
part de nous laisser nous démerder avec Harré et ses sbires… Pas plus tard
qu’hier, nous avons pincé les cadets Van Haecht la main dans le sac. Ils
voulaient enlever Mandeville… Ils ont fini de nuire, ces deux-là. Harré a bien
couvert ses arrières : une fois capturés, ils sont devenus complètement
idiots. Enfin, encore plus qu’avant. Qui sait quelle sera la prochaine
offensive? » Gordon lança un regard à la ronde. Détectait-il les procédés
qui défendaient ses catacombes, qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour se
déclencher? « Je voudrais bien que Harré s’amène, juste pour voir… Ce
sanctuaire est mieux gardé que n’importe quelle banque. Et contrairement à
l’Agora, tant que je reste seul ici, je n’ai pas à craindre qu’on me trahisse!
— Ce n’est pas tout de se
défendre. Il faut savoir passer à l’offensive!
— Évidemment. Que
proposes-tu? » Avramopoulos ne l’aurait jamais avoué, mais il était
reconnaissant de la visite de son ancien disciple… L’un de ses seuls amis.
« Nous devons discuter
stratégie. Autour d’une bonne bouteille. » Gordon présenta celle qu’il
avait amenée, à moitié pleine d’un liquide rouge, un peu plus translucide que du
vin.
« Est-ce que c’est ce
que je pense?
— Oui, répondit Gordon. Il
m’en restait un peu. » Avramopoulos était extatique. Son eau-de-vie, son
nectar divin… L’élixir requérait des ingrédients exotiques et une longue
préparation; sa réserve finie au début de l’hiver dernier, il n’avait pas trouvé
l’occasion d’en refaire depuis. « Je vais aller chercher des verres…
— Peuh! Donne-moi
ça! », dit Avramopoulos en lui prenant la bouteille. « À la
tienne! », enchaîna-il avec une longue lampée.
Le frisson familier suivit
de près la première gorgée de liquide dans sa gorge. Mais une autre sensation s’y
superposa, inhabituelle... Un plaisir encore plus intense envahit son bas
ventre, des spasmes… orgasmiques. « Salaud! Tu m’as drogué avec ta
merde!
— Je te prie de respecter
mon travail. Et surtout, de ne rien tenter contre moi. »
Avramopoulos sentit avec
effroi ses pensées se réarranger pour obéir à la commande de Gordon.
« Qu’est-ce qui m’arrive? Que m’as-tu fait avec… Ce procédé admirable?
— Tu as vite compris, à ton
arrivée dans La Cité, que j’étais le créateur de l’Orgasmik. Que croyais-tu que
j’essayais d’accomplir? Parle. Et sois sincère.
— J’ai cru que tu préparais
La Cité pour la Joute. Le monopole d’un produit de contrebande ouvre toute
sorte de possibilités. Sans même parler du profit.
— C’est ce que je voulais
que tu croies. Que tout le monde a cru. »
Avramopoulos voulut se
lever, mais Gordon l’interrompit. « Assis. » Il obéit : il
n’avait pas le choix. « Voilà sa vraie nature. Quiconque consomme l’O doit
m’obéir.
— Comment oses-tu me faire
subir cela? Je te ferai exécuter comme anathème! »
Gordon grimaça, un rictus
dégoulinant de mépris. « D’abord, je t’interdis de dévoiler mon
secret. » Encore une fois, ses pensées se transformèrent, à la manière de
celles d’un novice soumis à la censure. « Tu te demandes peut-être comment
j’ai pu concevoir un procédé ingéré, non maintenu, produit en masse, et qui a
le double effet de créer un orgasme et rendre
suggestible.
— C’est un tour de force.
Je meurs d’envie de comprendre : un tel procédé ne devrait pas exister. »
Damnation! Il voulait plus que tout l’envoyer
se faire foutre, lui dire où il pouvait se les mettre, ses pilules… Mais il
devait respecter son travail.
« Le composite O n’agit
pas comme un élixir classique. Il ne contient pas en lui-même l’énergie – tout
de même considérable – nécessaire au procédé… Il la puise directement du
Cercle. Voilà pourquoi ta drogue ne fonctionne que dans La Cité.
— Mais même dans cette
logique, l’effet ne doit pas durer longtemps… » Donc, je serai bientôt libéré. Tu ne perds rien pour attendre…
« Assez pour se rendre
à la prochaine pilule, répondit Gordon. Les usagers se chargent de le
renouveler eux-mêmes, à chaque nouvel orgasme. Je sais bien que tu ne
voudras jamais en reprendre, alors j’aurai besoin d’une solution plus
permanente. Donne-moi ta statuette. »
Catastrophé, abasourdi, impuissant,
Avramopoulos la prit dans sa poche et la tendit à Gordon.
« Tu ne m’as jamais
dit où tu l’avais trouvée… Parle.
— Je l’ai achetée à un
vieil Indien, quelque part aux Honduras britanniques… Lui-même n’en connaissait
pas la provenance. » C’était en 1925; il s’en souvenait comme si c’était
hier. Elle décorait l’espèce de magasin général du vieux. Une forte
manifestation synchrone, à l’époque où le phénomène demeurait une nouveauté, l’avait
mise en relief. L’Indien avait été surpris que le riche étranger s’intéresse à
ce bibelot sans valeur plutôt qu’au reste de sa marchandise.
Avramopoulos l’avait
longuement étudiée avant de découvrir sa capacité à commander les gens. L’idée
qu’elle recèle d’autres pouvoirs inconnus l’avait longtemps trituré… Tout comme
l’existence possible d’autres objets du genre, les trésors perdus des grands
mages d’antan.
« Explique-moi
maintenant comment m’en servir. », ordonna Gordon.
Avramopoulos n’eut d’autre
choix qu’obtempérer. Un homme moins borné aurait montré patte blanche; il
gronda au son de la colère qui l’habitait. « Je vais te faire regretter
cet affront. Je te le jure.
— C’est moi qui devrais te
faire payer… Une gifle pour chaque fois que tu m’as frappé. Une humiliation
pour chaque fois que tu m’as insulté, embarrassé, diminué. Tu disais que c’était
pour que je devienne meilleur…
— Et j’avais raison,
imbécile : grâce à moi, tu as accompli le Grand Œuvre!
— Est-ce pour qu’ils
deviennent meilleurs que tu violes tes initiés? J’avais treize ans! »
Avramopoulos avait rarement
vu Gordon si émotif. Quoi, il avait encore sur le cœur ces peccadilles? Il s’était
glissé dans son lit une dizaine de fois, tout au plus, avant de s’en
désintéresser. « Je t’ai initié à ça,
comme au reste. De toute manière, tu n’en valais pas la peine. »
Gordon serra les poings;
Avramopoulos crut qu’il allait le frapper. Un instant plus tard, toutefois, son
ancien disciple éclata d’un rire amer. « Moi qui croyais ne plus accorder
d’importance à quoi que ce soit… Tu as trouvé l’exception. Tout le mal que tu m’as
fait… les mesquineries…
— Tu t’attends à ce que je
m’excuse?
— Tu le ferais?
— Jamais!
— Alors ce sera à moi de me
faire justice. À défaut d’être immanente, elle sera poétique. » Statue en
main, Gordon lui posa l’index sur le front. « À partir de maintenant, tu
ressentiras un attrait irrésistible envers les femmes…
— Non!
— Et ce, en plus de tout dégoût qu’elles
t’inspirent déjà…
— Non! Je t’en prie…
— Silence! Tu mériterais
que j’en fasse un effet permanent. Mais je suis un meilleur homme que tu le
seras jamais. Il prendra fin lorsque tu auras fait jouir dix… Non, cent femmes. » Gordon le lorgna
d’un air suffisant, alimenté par la panique qu’il ne parvenait plus à
dissimuler. « Tiens, tant qu’à y être… Celle-là, elle est pour
Espinosa : en attendant, tu ne seras plus capable d’érection en présence
d’un homme. Et plus jamais devant quelqu’un de moins de vingt-cinq ans. Ferme
les yeux. Tu vas oublier que nous avons eu cette conversation. Tu vas te
réveiller avec des désirs que tu ne comprends pas, mais que tu ne remettras pas
en question, malgré tout ton dégoût… Tu vas dormir, maintenant. Dors, je le
veux! »
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