dimanche 6 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 482 : Embuscade

Quatre heures du matin : la nuit s’achevait, même si le matin demeurait loin. Le quartier à vocation commerciale prenait, à cette heure, des allures de désert. Deux figures noires s’y trouvaient néanmoins. Elles longeaient les murs menant à la grande porte du 5450, boulevard La Rochelle, en veillant à esquiver les lampadaires. Une fois à destination, l’un des deux tira une clé de sa poche et la glissa dans l’ouverture. « Ah! Les cons! Ils n’ont pas changé la serrure!
— Chut!, dit l’autre.
— Mais y’a personne ici!
— Ferme ta gueule quand même! As-tu le mot de passe? »
Asjen fouilla ses poches avec une inquiétude croissante. « Ne me dis pas que tu as oublié le papier? »
Il fut soulagé de le trouver dans sa poche d’en arrière. « Ben non. Évidemment. T’es prêt? Si vis pacem, para bellum. »
Aart tourna la clé et tira la porte pendant qu’Asjen retenait son souffle. Pas d’alarme, pas d’explosion : Arie leur avait fourni la bonne information.
Le seul éclairage du rez-de-chaussée provenait de l’extérieur, mais Asjen avait passé assez de temps à y faire le pied de grue pour pouvoir s’orienter dans le noir total. Sans réfléchir, il se dirigea vers l’ascenseur. Son frère l’agrippa par le collet. « On monte par l’escalier, imbécile! Veux-tu alerter toute la bâtisse? »
Grommelant qu’il le savait, qu’il était pas con, Asjen emboîta le pas à son frère. « Pourquoi père ne nous a pas donné des instructions aussi précises que l’autre fois?
— Paraît que nos ennemis ont brouillé ses visions du futur… »
Haletant, entre le quatrième et le cinquième étage, Asjen demanda : « Tu le savais, toi, qu’il voyait le futur?
— Fais ce qu’on te dit, ne pose pas de questions. »
Les mots créèrent une détente instantanée chez Asjen. Gordon les lui répétait chaque fois qu’il lui donnait une pilule jaune au pouvoir orgasmique. Ça, c’était mieux que l’alcool, que l’herbe, mieux que la porno. Le souvenir de ce plaisir dissipa tous ses doutes. On lui avait demandé de capturer un Maître, il allait capturer un Maître, point à la ligne. Je fais ce qu’on me dit, je ne pose pas de questions.
Le cinquième n’avait pas changé depuis leur départ précipité de l’Agora. Un rai sous la porte indiquait leur destination. Ils entrèrent sans frapper.
Leur frère somnolait dans son fauteuil roulant. Il sursauta. « Bon Dieu, Arie, t’as vraiment un air de merde. » Les traits tirés, il avait perdu beaucoup de poids. Sa barbe, blonde et peu fournie, donnait l’impression qu’un rideau de toiles d’araignées lui pendait du menton.
« Qu’est-ce qui s’est passé avec toi?, demanda Aart en refermant la porte derrière lui.
— Il se passe que ma famille est partie en vadrouille en me laissant derrière », répondit-il d’une voix rauque.
Oups. La compulsion s’accommodait mal des pauses, même pour l’hygiène ou l’alimentation. La possibilité que personne n’ait pris le relais après leur départ ne lui avait jamais même traversé l’esprit.
« Alors, demanda Aart, est-elle là?
— Oui.
— Seule?
— Absolument.
— Comment le sais-tu? Tu dormais!
— Personne ne va et vient à cette heure, répondit-il, agacé. Vous la trouverez dans le laboratoire, au troisième.
— On va lui faire regretter de nous avoir trahis, dit Asjen. Oh que oui. » Arie parut consterné. « Quoi?
— Êtes-vous certains de faire les bonnes choses, pour les bonnes raisons?
— Ben oui. » Je fais ce qu’on me dit, je ne pose pas de questions. « Qu’est-ce que tu insinues? T’es avec nous ou contre nous?
— Calmez-vous, tous les deux, intervint Aart. Bien sûr qu’Arie est avec nous. Continue à nous tenir informés. Et surtout, fais gaffe! On revient te tirer d’ici bientôt!
— Papa va être tellement content de nous voir réunis, dit Asjen.
— Ouais. Papa », répondit Arie. Asjen s’expliquait mal ce ton railleur, mais il n’en dit rien, préférant éviter se faire encore rabrouer par son aîné.
Ils retournèrent à la cage d’escalier et descendirent au troisième. À travers le judas, ils virent la grande pièce plongée dans la pénombre. Une figure solitaire s’activait au fond, dans une sorte de cubicule faite de cloisons amovibles et de tableaux à roulette. Ils avaient de la veine : Mandeville leur tournait le dos, penchée sur sa table de travail. Ils allaient pouvoir la surprendre… Asjen espérait que le procédé inscrit sur la paume d’Aart fonctionne et leur évite le gâchis de la dernière fois…
Les frères se faufilèrent de l’autre côté de la porte sans qu’elle paraisse les avoir remarqués. Ils s’approchèrent comme des fauves, prêts à bondir.
Les lumières s’allumèrent d’un coup.
Ils restèrent pantois en voyant émerger de leur cachette derrière les panneaux Stengers, Polkinghorne, Avramopoulos, Lytvyn… Bref, l’Agora au grand complet les attendait de pied ferme. Certains brandissaient des armes à feu; Vasquez tenait un long couteau dans chaque main. C’était bien la première fois qu’il aurait préféré ne pas mater ce corps de déesse.
« Ne bougez pas », ordonna Mandeville. « Sinon, vous allez le regretter. »
Ils étaient cuits.
Asjen entendit dans son esprit la voix de Gordon, la même qui lui sommait d’obéir sans se poser de questions. Elle disait : Si vous êtes capturés, vous oublierez tout. Tout… Il sentit son esprit se vider comme une outre percée. Sa dernière pensée cohérente fut que ce vide n’était pas désagréable du tout.

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