Timothée Lacombe avait
grandi dans un milieu qu’on aurait pu qualifier de bourgeois, dans une grande
maison de l’Ouest. Il n’avait manqué de rien, mais depuis qu’il était petit
garçon, il n’avait jamais été heureux.
Il connaissait à peine
sa mère. Elle avait quitté son père alors qu’il n’était encore qu’un bambin. Elle
s’était ensuite remariée à un Américain fortuné. Durant une année typique, elle
ne lui donnait des nouvelles que deux fois, à son anniversaire et à Noël. En
encore : chaque fois elle écrivait quelques mots, une ou deux phrases à
peine, et elle glissait dans la carte une photo de son mari et de ses autres
enfants, bref de la famille qui semblait être la seule qu’elle reconnût
vraiment.
Son père, psychologue,
semblait pour sa part plus enclin à investir ses rapports avec ses clients qu’avec
son propre fils. Il était prodigue en je t’aime,
mais l’avait-il déjà serré dans ses bras? S’intéressait-il au petit garçon morose
qui vivait sous son toit?
Timothée l’enfant était
devenu adolescent, puis jeune adulte. On disait toujours de lui qu’il était
brillant, qu’il irait loin – comme son père! Comme sa mère! –; personne ne fut
surpris lorsqu’il s’inscrivit à l’Université. En psychologie… comme son père.
Son objectif avoué
était de comprendre les gens pour mieux les aider; un autre objectif, moins
conscient, était d’en venir à surmonter ce malaise qui ne l’avait jamais
quitté.
Il avait rencontré sur
le campus des collègues pleins de vie et d’humour, prompts à faire la fête,
mais leur joie n’avait qu’accentué par contraste sa grisaille intérieure. Même
auprès d’eux, il s’était senti seul, incapable de concevoir qu’il puisse
compter pour ne serait-ce que l’un d’entre eux.
Il avait toutefois
continué à espérer trouver un moyen, un chemin, une recette vers le bonheur…
Plutôt que lui révéler
les secrets de l’esprit, des émotions, de la nature humaine, ses études en
psychologies l’avaient soumis à une enfilade de cours où on attaquait ces
mystères en les décortiquant, en les abstrayant, en les redéfinissant en
généralités ancrées dans des études statistiques qui, au final, ne décrivaient
plus personne.
Son verdict pour sa
première année d’étude : tout cela
ne donne rien.
Timothée l’adulte s’était
enfoncé dans la vie comme dans une fondrière, un chemin froid et morne qui ne
lui semblait pas même avoir le mérite de se rendre quelque part.
À cette époque, il
vivait encore chez son père. Alors qu’il devenait de plus en plus convaincu que
la vie qu’il connaissait résumait tout ce qu’elle avait à offrir, la morosité de
Timothée s’était transformée en dépression. Si l’illustre docteur Lacombe avait
remarqué que son fils devenait moins actif, moins soigné, encore plus replié
qu’auparavant, il était demeuré aveugle à ses souffrances. Intervenant comme un
père plutôt que comme un expert en santé mentale, il avait intimé Timothée à se
secouer les puces, lui rappelant que chaque année où il ne volait pas de ses
propres ailes était une année où lui, son père, devait continuer à lui donner
la becquée…
Timothée avait reçu
ces reproches comme une injustice de la pire espèce; le ton avait tôt fait de
monter, les insultes de fuser…
Mauvais fils.
Incapable. Ignare. Paresseux.
Mauvais père.
Insensible. Égoïste. Imbécile.
Ce jour-là, Timothée avait
mis une corde dans son sac et quitté la maison en sachant qu’il n’y reviendrait
jamais. Sa décision funeste, paradoxalement, lui était apparue sur le coup comme
une éclaircie : pour la première fois depuis longtemps, il ne souffrait
plus, une voie bien tracée s’ouvrait devant lui… Quoique brève, elle avait
l’avantage de pointer dans vers une destination claire. Sans rien à perdre, ne
ressentant plus la pression de construire quoi que ce soit, il s’était avancé
dans le Centre-Sud à la recherche d’une poutre où il pourrait balancer assez
longtemps pour que sa famille s’inquiète et panique… et culpabilise.
Timothée avait espéré
que le message serait clair.
C’est de votre faute.
Le destin l’avait
conduit sur un tout autre chemin. Alors qu’il avait cru sa vie bientôt terminée,
il avait plutôt trouvé une véritable raison de la vivre…
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